ACTIONS ADMINISTRATIVES

Création le 29 septembre 2016

De l’Administration et de ses méandres. De l’utilité des SAS. De l’emploi des crédits DEL. Du parking du général. De la fin des crédits DEL

Section Administrative Spécialisée = SAS.
Autant le premier terme de cette égalité est incompréhensible et incohérent, autant le sigle qui en résulte est joliment symétrique et sonne bien. Et c’est tout  de même valorisant de s’entendre appeler «Lieutenant La SAS», plutôt que «Lieutenant La Mairie», voire «Lieutenant La Poste». Quant à l’insigne de boutonnière, c’est le plus beau de toute l’armée française :  entrelacs de sabres et d’arabesques, le tout en argent sur fond de cuir rouge, un vrai petit bijou. Les rangers sont en cuir rouge. Rouges sont aussi les épaulettes. Enfin le képi est bleu, entièrement bleu. Voilà pour le panache. Pour le reste, c’est du «démerden Sie sich».


L’ancêtre de cette institution est le «Bureau Arabe». Peu après la conquête de l’Algérie par la France, quand les autorités françaises s’aperçoivent que l’infrastructure administrative de la puissance coloniale précédente, la Turquie, a émigré en bloc. Les Bureaux Arabes sont prévus s’occuper de la gestion administrative de la société civile indigène. Sous la pression de colons influents, la IIIème République, mauvaise fille, les supprime.




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Lors du protectorat sur le Maroc, le concept est repris pour dissiper la turbulence de tribus qui n’apprécient pas spontanément la tutelle française ou le pouvoir central. On crée donc les Affaires Indigènes, un groupe d’officiers, ascètes de l’Etat français, capables d’apaiser par quelques phrases bien senties en arabe une multitude de cavaliers surexcités faisant parler la poudre et youyouter les femmes.



À l’indépendance du Maroc, les officiers des A.I. deviennent disponibles. Par ailleurs, Jacques Soustelle s’étant aperçu que de vastes  territoires de l’Algérie vivaient sans liens administratifs, en toute indépendance, et contrairement aux principes de la République de liberté, d’égalité et de fraternité, demande de quadriller l’Algérie d’entités autonomes. Leur logistique est assurée par le Service des Affaires Algériennes ; elles répondent de leur action devant le Sous-Préfet de l’arrondissement.

Contrairement à ce que s’imaginent bon nombre de militaires qui voudraient bien se les accaparer, elles ne correspondent pas à des unités combattantes. Ce n’est pas parce qu’ils ont un casque que les pompiers sont des militaires.
Les SAS, devant superviser des travaux de génie civil et de bâtiments, sont bien placées pour rendre compte au sous-préfet de la mise en œuvre des crédits DEL. De quoi s’agit-il en fait ? Pour arroser le fumier en espérant que les roses pousseront mieux (expression joliment imagée pour décrire le «Plan de Constantine»), il a été mis à la disposition des arrondissements des sommes rondelettes en nouveaux francs, à charge pour les maires et les chefs de SAS tenant lieu de maires (délégués spéciaux) de proposer des affectations appropriées.


En 1961, les roses n’ont pas l’air de pousser, mais plutôt les épines ; néanmoins, les sommes ayant été affectées au budget, il convient de les dépenser, sous peine de faire figure d’opposant à la politique du gouvernement. Et comme le dit François au jeune pied-noir  d’ingénieur TPE, horrifié :
Cela permet au moins au FLN de prélever son impôt sans mettre la population sur la paille.  Pendant ce temps-là, ils nous laissent tranquilles.


Donc, on se creuse la tête pour trouver une destination à la manne. Il faut, paraît-il, développer l’artisanat, mais le quel ? L’Art du tapis, la poterie, les vêtements en poil de chameau ? En plus on n’a pas le droit de faire n’importe quoi, le comptable du Trésor veille.  Pour des activités interdites, les projets de pistes s’avèrent très pratiques. Qui va aller vérifier le nombre d’ouvriers ? L’important est de rester honnête. Le sous-préfet insiste fortement vers le mois de novembre 1961 car il lui reste encore trop de crédits à dépenser.
Débrouillez-vous, il faut absolument pour la prochaine réunion que vous m’apportiez des projets.


De quoi a besoin l’Algérie de demain ? De tourisme, et de mise en valeur du patrimoine (entre autres).  Si François couche cela par écrit, il va sûrement se faire jeter. Donc il crée des pistes. L’une aboutit, par exemple, à un site romain non encore fouillé, situé en amont d’une charmante vallée ombragée dans laquelle roucoule un oued jamais à sec. Du lit de cet oued émergent ça et là d’énormes blocs parallélépipédiques de pierre, vestiges plus que probables d’un barrage romain ruiné par un tremblement de terre ou une crue exceptionnelle qui a déchaussé l’ouvrage.


La retenue d’eau de ce barrage devait vraisemblablement alimenter les thermes de Setna et irriguer les cultures destinés à une importante agglomération. Plusieurs villas romaines se sont établies au bord de ce qui pouvait être le lac. Quelques fouilles opérées avant les événements ont mis à jour des mosaïques superbes en assez bon état, sans compter statuettes, colonnes et autres ruines dans lesquelles les gens du coin ont établi leur mechta. François va voir le conservateur du musée de Setna, qui trouve l’idée excellente, lui qui a pleuré pendant des années pour avoir quelques sous afin de poursuivre ses fouilles. Pour cent mille nouveaux francs, on aura un site touriste inédit tout à fait valable.

Il y parfois d’autres raisons d’aller à Setna pour raisons administratives, soit à l’échelon départemental des Affaires Algériennes pour régler des affaires de personnel, soit à la caserne , une vaste enceinte à l’intérieur de laquelle il est difficile de garer sa voiture. Les parkings sont des parkings utilisateurs et il n’a pas été prévu de parking visiteurs. Donc on se case comme on peut et barka. François aperçoit un jour une place libre, la meilleure. Un panneau indique que cet emplacement est réservé au Général. Comme la voiture du général n’y est pas, c’est que le général est sur le terrain (??). 


C’est si rare que cela se fête : François range la voiture pour ne pas encombrer la voie de circulation. Il dit aux moghaznis d’escorte qu’il n’en a que pour cinq minutes et grimpe quatre à quatre les escaliers récupérer un paquet confidentiel. Moins de trois minutes plus tard il est de retour. Les moghaznis lui disent qu’un adjudant est passé. François démarre en vitesse et arrive à la porte de la caserne. La barrière est fermée et le chef du poste de garde lui demande de se présenter au Secrétariat du Général. Qu’à cela ne tienne, François rebrousse chemin et revient se garer au seul endroit disponible : à l’emplacement réservé au Général ! Cela sent la bagarre. Il se retrouve face à face à un adjudant qui ne le salue même pas et qui commence à l’engueuler pour s’être garé là. Il n’y a qu’une chose à faire : attaquer.
Je ne suis pas venu à cette caserne pour m’amuser, mais pour des raisons de service. Ce n’est pas de ma faute s’il n’y a aucune place disponible sauf celle que j’ai occupée pendant 5 minutes. Cela fait maintenant plus de 20 minutes qu’elle est encombrée et pas par mon fait. Vous direz à votre général qu’il n’a qu’à envoyer sa garnison plus souvent dans le bled pour désencombrer la caserne... (puis dans le sens du poil) Mais je tiens à vous féliciter pour la promptitude avec laquelle vous avez réagi. Je ne m’attendais pas à une telle rapidité. J’en ferai acte à ma hiérarchie.


François ne bouge plus et attend la suite. L’autre a le choix entre deux options : soit arrêter les frais ; après tout le général n’en saura rien. Soit en faire un plat : faire un rapport, le transmettre à deux hiérarchies, pendant ce temps, la voiture de François encombre l’emplacement, lequel François aura beau jeu de dire au général :
Vous vous rendez compte, mon général, on m’oblige à encombrer votre emplacement et on me fait perdre mon temps ainsi que le vôtre. Ceci n’est pas très opérationnel !
 

Et si le général insistait :
D’ailleurs je ne me rends pas souvent à la caserne : essentiellement pour rendre les honneurs à mes camarades SAS morts au combat.
 

Finalement l’adjudant, devenu raisonnable, choisit la première option. François rejoint les moghaznis inquiets en attente du verdict. Quelques secondes plus tard, la voiture passe devant le poste de garde qui lève la barrière. Les moghaznis sont ravis.

Une autre des rares visites à la caserne, c’est pour un moghazni qui doit régler un problème le concernant. Les autres moghaznis en profitent pour prendre une permission afin de faire quelques achats. François se retrouve seul dans la 403 commerciale de la SAS, qu’il a réussi à garer non loin d’un camion du Train. Le conducteur et son compagnon discutent entre eux sans se douter que François peut les entendre à travers la vitre fermée de leur côté. Ils ont vu le képi bleu distinctif des SAS et prennent François en pitié, le plaignant sincèrement de confier sa vie à des musulmans, et avouant sincèrement qu’ils ne voudraient pas être à sa place. C’est bien la confirmation sur le terrain que l’Armée a perdu psychologiquement la partie. 


Et elle n’est pas la seule. Le pouvoir civil, lui-aussi, est désarçonné, mais il ne veut pas que cela se sache ; la preuve en est dans la circulaire émanant de la sous-préfecture annonçant l’arrivée prochaine d’un groupe de journaliste dans l’arrondissement. Les chefs de SAS sont priés de s’abstenir de tout contact avec ces personnes.
 

Changement d’année, changement de sous-préfet, le précédent ayant sans doute été jugé trop «Algérie Française». Le nouveau va donner toute sa mesure à la première réunion mensuelle sur les crédits DEL. Ceux-ci sont classés par nature de projets : pistes, nouveaux villages, aide à l’artisanat, hydraulique, etc.
 

D’emblée le nouveau sous-préfet annonce que tous les travaux devront être arrêtés ou terminés au plus juste – c’en est fini du plan de Constantine – donc tous les projets vont être épluchés un par un. On commence le tour de table par la droite. François est presque en fin de course et peut déployer tout son intérêt à voir les autres plancher.  Première piste sur le gril :
– Cette piste, est-ce qu’elle aboutit à une mechta existante ?
– Non, monsieur le sous-préfet.
– Je la supprime !

 

Et ainsi de suite, personne ne défend plus ses projets, à quoi bon. En moins de 10 minutes, 95% des pistes sont ainsi supprimées, y compris la piste «archéologique» de François qui pourtant aboutissait à une mechta existante. Au tour des villages, à partir de la droite :
– Et ce nouveau village, est-il desservi par une piste existante ?
– Non, monsieur le sous-préfet.
– Je le supprime !

 

Le sous-préfet a-t-il compris que la piste et le village formaient un tout ? Tout le monde se regarde interloqué et commence à douter du bon sens de ce Monsieur. N’était-il pas plus simple d’annoncer que dans la mesure où la France allait se retirer prochainement de l’Algérie, il n’était plus question de dépenser un sou de plus des contribuables français ? Au lieu de cela, il joue au super-chef qui mate ses subordonnés par des procédés de gamin. Plaignez-vous, dès lors, que le courant ne passe plus.
 

Dans le même temps, la sous-préfecture se peuple de fonctionnaires FLN fraîchement sortis des prisons françaises en remplacement d’autres fonctionnaires «Algérie Française» fraîchement rentrés dans les prisons françaises ou «dégagés».
Pour le soulagement de tous, il faut dire que cette première réunion sera aussi la dernière, le nouveau sous-préfet n’ayant sans doute aucune envie d’affronter à nouveau ces hommes habillés en militaires.