BRAS DE FER

Création le 29 septembre 2016

Où notre personnage se serait mis dans une drôle de situation si les choses s’étaient mal passées. Mais il a investi dans le capital risque et il en récolte les dividendes. Épié comme il doit être par le FLN, il distille le message que c’est à prendre ou à laisser.

CHEZ LE COIFFEUR
François a jeté son dévolu sur une boutique de coiffeur dans un quartier populaire de Setna. Il arrête la jeep et la confie à la garde d’un moghazni. Celui-ci reste adossé à la capote du véhicule et s’apprête à monter la garde.
Non, pas comme ça, il faut te mettre le dos à un mur d’une maison, mais pas sous une fenêtre, et de là, tu surveilleras la jeep. Comme cela personne ne viendra te surprendre par derrière.

 
Les caporaux Zouiche et Angag sont plutôt inquiets en contemplant d’un air navré la devanture du coiffeur.
Mon lieutenant, celui-là, c’est un fell.
– Bon, mais est-ce qu’il coupe bien les cheveux ?
– Oui, mon lieutenant, mais c’est un fell. C’est dangereux d’aller là.


Bien évidemment, ils pensent tous deux au moment du rasoir. Pour un praticien supposé de l’égorgement, avoir à sa merci un officier SAS doit être une tentation peut-être bien difficile à réfréner .
– Ce n’est pas grave : Zouiche, tu viendras avec moi.


De toute façon, un ordre est un ordre. Et maintenant, l’objet de la manœuvre est de montrer que les fells, s’ils se comportent comme des citoyens normaux doivent en retour être traités comme des citoyens normaux, c’est à dire en leur faisant confiance — même toute relative.

L’intérieur de la boutique est sobre. Il y a un client, serviette autour du cou, sur le fauteuil ; derrière lui, quatre ou cinq chaises vides adossées au mur, qui attendent les suivants. Sur la chaise du bout s’affale un tas de lecture. Le magazine du dessus est très fatigué, l’encre est parfois absente des pliures, les coins du magazine sont cornés sur plusieurs pages, et des traces de doigt en sueur ponctuent les spaghetti explicatifs. François et Zouiche s’assoient. Angag reste à la porte pour empêcher toute arrivée d’un nouveau client pendant l’opération. L’affaire prend une allure d’affaire d’État.
 

Fell ou pas fell — inch Allah — le coiffeur, lui,  n’en revient pas. C’est son premier officier français, sans doute de toute la guerre. Mais, même avec un rasoir, il ne ferait pas le poids contre deux mitraillettes.

François s’assoit donc dans le grand fauteuil devant la glace, et surveille d’un air amusé le développement du service, quasi religieux. Le coiffeur fait de son mieux. Il officie avec componction, range et prend ses instruments avec un art suprême, se déplace avec la plus grande précision et travaille fort bien. Mais, bien sûr, la nervosité ambiante augmente de minute en minute. Dès qu’on arrive au moment du rasoir, sur un appel rauque de Zouiche, Angag rentre dans la boutique en déployant à angle droit le chargeur de sa MAT.
 

Nous sommes gréés pour l’élévation, pense François, en jetant un regard en coin sur le coiffeur qui vient de saisir le rasoir. Gling-gling, gling-gling font les mitraillettes que l’on arme.
Au premier sang, même involontaire, il pourrait y avoir un feu d’artifice très dommageable. Avec une lenteur et une précision maximales, le coiffeur entreprend (ô temps suspends ton vol) et termine son opération  en beauté. Il repose le rasoir. Gling-gling, gling-gling  font les mitraillettes qu’on désarme.
 

Quelques instants plus tard c’est fini, François quitte le fauteuil, donne au coiffeur  un pourboire bien mérité, tout le monde se regarde avec - à peine - un petit sourire amusé, comme si de rien n’était. Dans la rue, quelques musulmans, au courant des idées politiques du coiffeur, tournent la tête avec surprise en  passant lorsqu’ils voient l’officier sortir de la boutique, vivant.

Revenus au village, les caporaux raconteront en se tordant de rire et avec force détails comment, au milieu d’une population hostile, Allah a fait en sorte qu’une simple coupe de cheveux se transforme en une grande victoire morale de la SAS sur la rébellion. Et l’auditoire approuvera, amusé, à propos de cette bien bonne.

 BRISER UNE GREVE
 

C’est l’approche de juillet 1961, 14 juin : date anniversaire du débarquement des Français à Sidi Ferruch. Le FLN organise une grève générale dans toute l’Algérie. Prudente, l’administration avait envoyé une circulaire aux  chefs de SAS et aux commandants de quartier leur demandant formellement d’éviter de donner du travail à la population ce jour-là pour ne pas souligner l’importance de l’emprise  du FLN. Inacceptable pour François.

Il vient justement d’ouvrir son premier chantier. Il s’agit d’une piste allant à la mechta el Kebir, ouvrage d’intérêt militaire certes, mais aussi moyen fort utile de communication d’une mechta dont, par ailleurs, un grand nombre d’hommes va travailler dans la sidérurgie à Ukrange  en Moselle.
Il commence par demander carte blanche à sa hiérarchie, qui le fait sans rechigner. Si affrontement il y a, annonce-t-il,  il faudra prévoir une sanction sévère sans faiblir.


Donc, la veille du jour de la grève annoncée, au petit matin, avec le groupe de protection du Maghzen et le camion chargé de pelles, de pioches, de brouettes et de dames (celles pour damer la terre), François se dirige vers le lieu de rassemblement du chantier assister à l’appel des ouvriers et à la distribution des outils.


L’atmosphère est tendue de part et d‘autre. Le Maghzen est nerveux et cherche à savoir comment François va se débrouiller et comment les choses vont tourner. Les  travailleurs sont plutôt sombres, car ce genre d’affaire se termine le plus souvent par des vexations. Partout les téléphones arabes prévoient le pire. En effet le FLN, engagé dans ses négociations avec le gouvernement français a tout intérêt que la grève soit la plus générale possible pour impressionner au niveau national, et que la répression soit la plus sanglante possible pour impressionner au niveau international. Pour lui, les souffrances endurées seront dérisoires au regard de l’enjeu.


François dit à Saïd, qui vient de poster les sentinelles :
Rassemble tout le monde et répète-leur en arabe.
Said fait disposer la trentaine d’hommes en demi-cercle.
Le FLN a décidé une grève générale. Il ne m’a pas demandé mon avis. Moi, je travaille demain, et mes chantiers aussi. Ceux qui veulent aller manifester à Setna  le pourront, mais ils devront se faire remplacer sur le chantier. Même par des enfants ! Même par des femmes ! Si par malheur il manque un seul, je dis bien un seul,  toutes les maisons de la mechta seront murées pendant 3 mois. A vous de vous débrouiller pour aller vous loger ailleurs. Bien entendu vous serez payés pour murer les portes et les fenêtres. Saïd, répète-leur.

 
Said commence à parler en arabe. Au fur et à mesure, on sent une lueur d’amusement danser dans les yeux des moghaznis, et une certaine surprise se manifester chez les hommes de la mechta.


Saïd a fini. Un long silence appuyé suit, que personne n’ose rompre. François  demande enfin :
Est-ce qu’ils ont bien compris ?
Bien sûr qu’ils ont compris, et dès le premier coup. Ils parlent tous parfaitement le français, et la traduction en arabe, tout le monde l’a compris, n’est rien d’autre qu’une mise en scène.
Alors, répète-leur une deuxième fois !
 

Et vlan dans les contrevents ! Maintenant les moghaznis commencent à rigoler franchement et quelques sourires apparaissent en face. Tout le monde a fait ses calculs et a reçu la manœuvre cinq sur cinq. On va en parler ce soir à la veillée. Cela devient maintenant du théâtre, du vrai théâtre arabe. Comédie ou tragédie ?

La journée se termine dans le calme. Il va falloir bien dormir pour accueillir demain, dans les meilleurs conditions, le bras de fer qui se rapproche inexorablement.
 

Réveil à l’aube. Belle et chaude journée. 
Pas un bruit du côté des militaires, et pour cause, ils sont en opération, en renfort à Setna. Tout le monde dans le camion et dans la jeep, et puis en route. Le trajet est grave. C’est gagné ou c’est perdu. Car la barre n’est pas une présence à 90%, ni même à 99 % , mais bien à 100 %. Encore quelques virages, et nous le saurons bien.



Les deux véhicules grimpent maintenant la dernière côte qui les sépare du lieu de rassemblement ...
 

O miracle! Un fort groupe attend. Saïd fait l’appel pour le «dépouillement des votes». L’inquiétude de François est qu’il puisse en manquer un, car il se verrait dans l’obligation d’appliquer à fond la sanction injuste mais promise.
Deuxième miracle, il y a deux ouvriers en plus. Ils s’étaient méfiés les uns des autres et avaient fait bonne mesure au cas où ... 


Un caporal s’approche de François :
Mon lieutenant, il faut noter ceux qui se sont fait remplacer. Ce sont des fells.
– Pas du tout ! S’ils sont allés faire leurs courses à Setna, c’est tout à fait leur droit. Ce qui est dit est dit.

L’atmosphère est maintenant franchement au soulagement et à la détente. L’espoir change de camp, le combat change d’âme.
 

Le lendemain le bilan tombe : la grève générale a été largement suivie dans toute l’Algérie. A Setna, des affrontements ont opposé les manifestants aux forces de l’ordre. Plusieurs dizaines de morts (officiellement) y sont à déplorer.
 

Le chantier continue. François sent des regards de gratitude le remercier de les avoir  sortis de ce merdier. Sans cris, sans coups, sans sévices, sans perdre la face. Il est tout à fait vraisemblable que le FLN a dû prélever une taxe spéciale, mais peu importe puisque la possibilité en était ouverte.
François a quand même des sueurs froides rétrospectives : et si il y avait eu un absent ? Ou pire si personne n’était venu ? Outre la perte de face, il aurait fallu songer aux sanctions. Murer les portes des maisons aurait été une action disproportionnée, et génératrice d’une inimitié tenace et justifiée, sans compter les plaintes à la sous-préfecture et la hiérarchie qui n’aurait pas manqué de réagir («on vous avait pourtant prévenu») – ah ! ces jeunes cons du contingent – et de désavouer François . Un vrai désastre !
 

Il y aurait eu peut-être une solution intermédiaire : une seule rangée de parpaings au pied de chaque porte concernée pendant une semaine. Cette discrète punition symbolique n’aurait pas prêté à conséquence mais aurait sérieusement mis à mal la politique de François pour la suite des événements.
Eh bien non, rien de tout cela ne s’est passé, voilà qui laisse bien présager de l’avenir.