FOYER SPORTIF

Modification 1 le 29 septembre 2016

Extrait du livre "Quand le merle sifflera". L'édition en étant épuisée, nous en faisons quand même profiter nos lecteurs.

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 Le village est plein de gamins jeunes et nombreux. Les garçons aiment jouer au foot, et pour la plupart, filles et garçons, ils vont à l’école, un bâtiment préfabriqué flambant neuf,  pour pallier la réquisition de l’ancienne école occupée par les militaires. L’instituteur libanais est très attaché à la bonne tenue de son école, mais beaucoup moins au sport, qu’il considère comme secondaire.

François n’a pas le temps de s’occuper de sport. Tout au plus peut-il encourager les jeunes à pratiquer intensément et à mettre en place les voies et moyens pour créer un foyer sportif et culturel. Déjà, il a demandé et obtenu des crédits DEL (dépenses d'équipement local) pour faire le terrassement du stade, sous prétexte de mettre en place un assainissement des eaux. Cela ressemble un peu à un détournement de fonds publics, mais au diable l’avarice, la tranquillité est à ce prix, car quand ils font du sport, les jeunes ne pensent pas  aux «événements». Et chaque fois qu’il va à la sous-préfecture, il fait le siège des responsables de la distribution des équipements sportifs pour récupérer ... tout ce qui est récupérable. Les autres, amusés par l’insistance de François, une fois n’est pas coutume,  se prennent au jeu et font la quête dans les autres arrondissements.

Le résultat est que plusieurs équipes de foot fonctionnent en tenue flambant neuf et manoeuvrent avec une belle allure. François vient au stade admirer le résultat. Aujourd’hui, c’est l’entraînement pour un match entre les jeunes de l’école et les «grands». Bien entendu les petits sont impressionnés par la carrure des grands et ne se font pas d’illusions sur l’issue du match.  François les attire dans un coin du terrain et se met à les haranguer :


Il ne faut pas vous en faire, les grands sont plus forts que vous, individuellement; c’est certain, mais ils sont trop sûrs de gagner ; c’est alors que vous allez les battre, car vous êtes plus unis, et vous allez les attaquer constamment, ce qui va les surprendre et les désunir. C’est compris ? Il faut à tout prix les désunir, et cela vous saurez le faire. Il faut attaquer, attaquer, attaquer.
 

Les petits sortent du briefing gonflés à bloc. Et François repart vaquer à ses occupations. Trois heures après, lorsqu’il sort de la SAS, il aperçoit une délégation de «petits» dans l’allégresse, encore en tenue de foot.
– Mon lieutenant, on vient vous remercier.
– Mais de quoi donc ?
– Grâce à vous, on a gagné le match, on n’y croyait pas au début, mais on a attaqué comme vous nous l’aviez recommandé, et les grands n’ont pas pu résister.

 

François, qui n’y connaît rien en foot, ne fait pas mine de s’étonner, et conclut :
Voilà, c’est comme ça qu’il faut faire dans la vie !
 

À son arrivée, François a hérité des anciens bâtiments  de la SAS, des baraques Fillod qui servent maintenant de magasins : treillis et brodequins pour les moghaznis, matériel de sport pour le «foyer sportif» et deux petites salles vides qui attendent une affectation. L’idéal serait d’avoir un moniteur qui pourrait prendre en charge et développer toutes les activités sportives. Il y a de la place pour le loger, il suffit de s’en faire affecter un. Ces moniteurs sont des appelés qui sont formés dans les CFJA (Centres de Formation de la Jeunesse Algérienne). À l’arrondissement, on lui laisse peu d’espoir d’en trouver un sous peu, étant donné que les fonds publics, mais au diable l’avarice, la tranquillité est à ce prix, car quand ils font du sport, les jeunes ne pensent pas  aux «événements». Et chaque fois qu’il va à la sous-préfecture, il fait le siège des responsables de la distribution des équipements CFJA ferment les uns après les autres, mais on lui dit que peut-être, à l’occasion de la dissolution d’une SAS ... 

Effectivement, deux mois après, François reçoit un moniteur qui, au bout d’une semaine, lui avoue avoir horreur des enfants et n’avoir choisi ce job que pour échapper aux rigueurs du service militaire normal. Il est aussitôt renvoyé à l’arrondissement.  

Un mois plus tard, nouveau moniteur : celui-ci convient parfaitement : il est chargé d’animer toutes activités concernant les jeunes et préparer parmi ceux-ci la relève pour lui succéder. L’athlétisme semble les passionner – Alors, mon lieutenant, on va jouer sport ? –, y compris les filles pour qui pratiquer en tenue ad hoc est une véritable révolution que ne récusent pas les parents. Simplement, quand les filles atteignent les 15 ans, les pères viennent s’excuser auprès de François :
Vous savez, mon lieutenant, je ne peux plus laisser ma fille faire du sport en tenue, les gens n’aimeraient pas cela dans le village.
 

Devant le succès rencontré, François va pouvoir alors réaliser un projet qui lui tient à cœur : deux fois par semaine,  faire venir les enfants des mechtas pour leur faire goûter les bienfaits de la paix française. Les mechtas sont trop nombreuses et parfois trop éloignées, peu importe, il faut commencer petit et bien : on sélectionnera déjà les garçons les plus intelligents dans les deux ou trois mechtas les plus proches. François se réserve le privilège de la sélection «à la tête du client» afin d’arracher aux pères leur consentement à cette opération. Première mechta concernée, la mechta Kebir, celle dont l’immigration en France est la plus importante, pour un quota de 10 garçons. Bien entendu, ces enfants qui ne sont pas scolarisés  aident leurs parents en gardant les chèvres ou les moutons, ou font la corvée d’eau, ou ne font rien. Il y a quand même un risque que le FLN s’oppose à l’opération. Mais non, il accepte très bien cette action apolitique. Le problème vient plutôt des parents.

Quand François annonce la bonne nouvelle que leur fils a été choisi, certains paysans s’inquiètent :
– Mais qui gardera les moutons à sa place ?
– Ahmed a un petit frère et une petite sœur qui pourront le faire !
– Oui, mais Ahmed est le plus intelligent des trois !
– C’est bien pour cela que je l’ai choisi !

 

C’est bien à regret que le bonhomme cède au lieutenant, sous l’œil intéressé de sa progéniture qui n’en attendait pas tant.
Le camion de la SAS va servir de transport scolaire. Là aussi, il y a un petit risque : si jamais il versait dans le ravin, quelle histoire cela ferait à la sous-préfecture ! Mais l’opération se révèle être un succès. François nomme un gamin responsable par mechta pour faire régner la discipline pendant l’attente du camion et empêcher des resquilleurs - vu le succès - de se mêler au groupe.


Les mechtas ne sont pas riches et n’ont pas les moyens de s’habiller convenablement. On voit même quelquefois les enfants pieds nus quand il neige. Comme les militaires du contingent reçoivent régulièrement des bons gratuits pour l’acheminement de colis postaux et qu’ils n’en ont pas toujours l’usage, le moniteur se charge de récupérer ces bons, François les envoie aux familles des élèves de Franklin qui les retournent sous forme de colis pleins de vêtements. Les parents d’élèves de Franklin ont une forte personnalité, et du répondant, aussi bien financier que moral. C’est une véritable manne qui s’abat sur le village qui devient très «seizième», manne que gère l’attachée féminine pour les femmes, les filles et les garçons. Ceux-ci sont au préalable passés par la douche sous la direction du moniteur. Quelquefois les colis contiennent des livres d’enfant, qui seront placés dans une armoire du foyer sportif et mis à la disposition de l’instituteur, ravi de pouvoir créer un espace culturel.



Au vu de l’intérêt pris par le village pour le foyer sportif, deux militaires du contingent, l’un menuisier, l’autre électricien,  ont demandé à leur hiérarchie la possibilité de faire des ateliers d’initiation à la menuiserie et à l’électricité. Aussitôt l’autorisation accordée, la SAS leur a confié les deux salles vides de l’ancien bâtiment préfabriqué et a ouvert une ligne de crédit pour l’achat d’outils et de matériaux. Les cours se déroulent dans une ambiance détendue, mais très appliquée. Ce sont plus les enfants du village qui en profitent, mais ceux des mechtas ont demandé à en bénéficier également .    – Plus tard, dit François, qui les réserve pour la deuxième promotion.


À une visite à la sous-préfecture, le responsable du matériel attire François dans un coin :
– J’ai quelque chose d’intéressant pour vous. C’est un projecteur de cinéma 16 mm tout neuf, encore dans sa caisse, que je puis mettre à votre disposition.
– Merci infiniment. C’est exactement ce qui me manquait ! Et pour les films, comment fait-on ?
– L’Armée a constitué un catalogue de films gratuits, vous choisissez et vous les échangez la semaine suivante. Voici le catalogue.

 

L’Armée a une imagination d’enfer. A côté du «Rôle du guetteur», figurent «L’utilisation du half-track dans la guerre de mouvement», «La pratique de l’ANGRC9» (en couleurs s’il vous plaît !),  «L’éclaireur de pointe»,  «La gendarmerie, un métier d’avenir», et le tout à l’avenant. On aurait pu penser à des documentaires sur les paysages de l’Algérie ou de la France, des danses et chants arabes ou kabyles,  les différents métiers manuels, voire plus osé une série de films sur les avantages de l’intégration, rien de tout cela n’a effleuré l’esprit des spécialistes de l’Action Psychologique, ou alors en sept ans ils n’ont pas eu le temps d’y songer. Mais tout n’est pas mauvais puisque un tel choix a permis à ce projecteur de cinéma de rester dans sa caisse au programme si rébarbatif. François prend, on verra bien.

Oh! miracle, les gamins en redemandent : le cinéma est tellement nouveau pour eux qu’ils ne s’en lassent pas. Cet engouement ressemble à celui manifesté en métropole pour la télévision devant laquelle on est aussi heureux de revoir les poissons des interludes que Jacqueline Joubert .
 

Tout cela pousse François à tenter son recrutement de gamins du foyer sportif à une mechta franchement FLN, où les militaires se hasardent rarement, tant ils craignent un mauvais coup. C’est de cette mechta que sont partis ceux qui ont assassiné les colons en 1945 dans des conditions effroyables.

  L’anecdote du séminariste est édifiante : parmi les appelés chez les militaires, il y a un séminariste très à gauche, il est  contre l’action des militaires dont il fait partie et il se répand en propos pacifistes. Pour cette raison, il s’est intéressé aux expériences de François sur l’école des mechtas (sans pour autant être volontaire pour y contribuer). Or un jour, se répand le bruit d’origine obscure que le camion de la SAS a été attaqué et que des enfants sont morts.  Plus que surexcité, il vient trouver François pour lui faire part de son indignation, il veut absolument qu’on monte une expédition punitive pour châtier les auteurs de cet attentat, s’offusque que sa hiérarchie ne l’ait pas encore organisée et demande à François de faire le nécessaire. François prend beaucoup de mal à le calmer. Il se trouve après une rapide enquête qu’il ne s’est absolument rien passé.

Revenons à la mechta. En raison de ce passé détestable qui se prolonge dans le présent, François est accueilli par le hululement des femmes – les hommes sont totalement absents –, et tranquillement commence l’examen des candidats. Ceux-ci sont au courant de l’école pour tous et ne sont pas du tout mécontents d’être sélectionnés. Leurs mères continuent à hululer, un vrai concert de hiboux. François apostrophe la chef de groupe :
Vous n’avez pas honte de vous comporter comme cela alors que tout est fait pour que vos enfants aient au moins une idée de ce qu’est l’école ?
 

Saïd, le mokkadem, traduit et commente longuement.
Les autres femmes – curieuses – cessent leurs lamentations pour écouter ce qui se dit. Seule la chef de groupe continue de hululer a capella.
Le bras de fer se poursuit jusqu’au moment où les autres en ont assez : les enfants commencent à discuter avec les moghaznis, les femmes avec les enfants, les moghaznis avec les femmes. La hululeuse finit par se rendre compte qu’elle commence à leur taper sur le système et soudain se tait : elle a perdu.


François continue à faire la tournée des foyers sportifs en faillite et à récupérer tous les équipements possibles. Tantôt on lui donne la clé des locaux,  et il n’a plus qu’à se précipiter avec le camion prendre les objets avant qu’ils ne soient pillés par la population, tantôt, comme cette fois-ci ; il reste quelqu’un de garde. C’est un CFJA (centre de formation de la jeunesse algérienne) ; une jeune monitrice algérienne, écœurée, le conduit vers le magasin. En passant sur la place du camp, au pied du mât, gît le drapeau français, qui est resté au sol, abandonné par les moniteurs du contingent avant de partir. François ne peut pas faire autre chose que de se baisser, de le ramasser et de le plier sous son bras. Il lui revient alors à l’esprit  cette phrase de Bonaparte : «La République traînait par terre, je l’ai ramassée». 


Le temps de dire adieu à la monitrice et de rejoindre les moghaznis qui finissent le chargement et qui ne se sont pas aperçus de la scène. Les pauvres, s’ils savaient comme la France n’en a plus rien à cirer d’eux. Petit à petit, François passe la main de la gestion du foyer sportif aux plus responsables des jeunes, les dernières nouvelles de la politique laissant deviner que les jours de l’administration française en Algérie sont comptés.
 

La veille de son départ, François fait un dernier tour du village. Catastrophe : en passant devant le foyer sportif, il le voit couvert d’inscriptions à la peinture telles que : «FLN a vaincu», ou «L’indépendance ou la mort», ou «Le colonialisme ne passera pas», etc. Il se dirige alors vers la mairie, il n’a même pas besoin de rentrer : un comité l’attend, animé par le nouveau secrétaire de mairie en pleine forme, tout juste sorti de prison, et qui tient un discours véhément aux jeunes qui l’écoutent avec attention. Il n’a même pas attendu le départ de François pour lancer ses activités, sûr qu’il est de l’audience que lui confère son passé de résistant.

François l’aborde directement :
– Pourquoi avez-vous fait cela ?
– Nous somme à la veille d’une grande victoire contre le colonialisme grâce aux valeureux combattants de notre glorieuse armée de libération nationale. Partout, le peuple doit honorer la résistance en montrant aux valets du colonialisme qu’il est devenu libre grâce au sang de ses héros.
– Attendez, cela n’a rien à voir avec le foyer sportif.
– Oui, mais rendez-vous compte que notre glorieuse armée de libération nationale ...
– Écoutez, ce foyer sportif, c’est moi qui l’ai fait pour les enfants de ce village, je n’ai pas fait de politique, moi, si j’avais voulu, j’aurai pu faire autre chose de mon temps que de le passer ici à organiser tout cela pendant que vous faisiez de la politique. Ce que j’ai fait, c’est du concret. Maintenant si les jeunes du village ne comprennent pas cela, ils m’auront vraiment déçu, voilà. Si c’est cela vos remerciements, eh bien je m’en passerai et d’ailleurs je m’en vais, vous devrez vous débrouiller seuls, mais je n’oublierai pas qui vous êtes, voilà.

 

Là-dessus, François part, ulcéré, sans même tourner la tête, laissant sur place une assemblée muette. Comme le dit le proverbe : «donne à un vilain, il te fait dans la main».
 

Il lui reste la fin de l’après-midi pour boucler sa cantine, passer les consignes. Le lendemain, avant le départ, il repasse devant le foyer sportif. Miracle. Pendant la nuit, ses murs ont été complètement nettoyés, propres comme des sous neufs, il n’y a plus le moindre soupçon de graffiti. Cela a dû être pénible, mais les gamins l’ont fait, ils se sont désembobinés de la propagande : ce sera leur cadeau d’adieu.