LA SAS DE CHALALA

Modification 1 : 10 janvier 2015


De la dissolution d’une SAS en catastrophe, mais honorablement..

Le commandant dit :
– Delorme, je vais  vous confier une nouvelle mission.
– ?
– La SAS de Chalala doit être démantelée dans un mois, je vous charge de le faire.
– Bien, mon commandant.
– Le chef de SAS, le lieutenant Bontemps rejoint son corps d’origine après-demain, je vous demande donc d’y être demain après-midi pour la passation des consignes.
– Ah! bon, pourquoi pas!


«Il faut rester botté, et prêt à partir» : a dit Montaigne. François ne pensait pas que les choses se passeraient comme cela ; abandonner tout ce qui marchait si bien, sans même tourner la tête. D’un autre côté arriver maintenant dans une nouvelle SAS, sans connaître personne, à commencer par les moghaznis et leur dire de but en blanc : «vous êtes virés», c’est charmant et non dénué de risques. La voilà donc la nouvelle tactique : on sème la merde et on charge les petits cons de sous-lieutenants du contingent de ramasser cette merde.

Il reste un jour à François pour faire ses malles et dire au revoir à l’équipe. Au moins, les adieux ne se prolongeront pas trop.

Le lendemain, donc, François prend sa jeep pour la dernière fois. Une délégation de moghaznis a tenu à l’accompagner et roule dans le camion, une garde d’honneur pour François. La SAS de Chalala n’est pas loin, c’est une voisine, à une vingtaine de kilomètres.

François est accueilli en coup de vent par le lieutenant Bontemps, qui a été prévenu la veille en grande urgence et qui boucle ses cantines en vitesse : il doit s’en aller dans deux heures, et ses moghaznis ont voulu lui faire un pot d’adieu dans un quart d’heure. Quant aux consignes, zobi, vous verrez cela avec mon attaché civil.

François revient à la jeep pour prendre ses bagages. Il trouve ses moghaznis en grandes conversations véhémentes, deux par deux, avec les moghaznis de Chalala. Souriant, il demande :
–  Qu’est ce qui se passe ?
– Mon lieutenant, on leur dit de bien vous garder, de bien veiller sur vous, de ne pas vous laisser niquer  par les fellaghas.


François a la gorge un peu serré : c’est le plus bel adieu qu’on puise lui faire, et il en aura besoin.
– Allez, au revoir, et que Dieu vous garde !
Ils hésitent un peu et puis :
– Mon lieutenant, on voudrait vous dire le surnom qu’ on  vous a donné !

C’est vrai. Chacun est doté à son insu d’un surnom, qu’il ignore parfois définitivement. Par exemple celui qui aurait une grande moustache devient «Le Moustachu». François n’a jamais songé à se poser la question. Amusé, il attend pour apprendre : bon, il est «gouloulou el Kabyle» : Surnommé le Kabyle, peut-être parce qu’il a les yeux bleus et qu’il a su s’intégrer ?

C’est fini, le convoi vient de repartir, François est maintenant chez lui, mais en "terra incognita". Pensif, il se dirige vers la grande salle de la SAS d’où filtre une musique aigrelette. En ouvrant la porte, l’intensité de la musique augmente de quelques décibels que rythment les tambourins. C’est à fond de la musique arabe, ou plutôt de la musique kabyle, car ce sont les Kabyles du maghzen qui évoluent  dans le bureau. L’orchestre redouble de rythme et trois danseurs se mettent à se trémousser et à évoluer autour du lieutenant Bontemps. L’un d’eux a une serviette nouée autour de la ceinture, sans doute il figure une femme. Magie de cette musique qui prend aux tripes, on se retrouve dans le djebel mille ans en arrière. Et ces soldats dansent, dansent pour leur chef qui va partir. François reste un peu en arrière, en spectateur, immobile. De temps en temps un des danseurs lui jette un regard noir. Toi, le nouveau, qui viens remplacer notre chef, qu’est ce que tu vaux ? Bien moins que lui, certainement. Et alors pourquoi tu viens le remplacer ? Ce spectacle n’est pas pour toi ! François sent que si la reprise en main n’est pas rapide, ce sera bientôt sa fête. Le lieutenant Bontemps est contrarié de partir et ému du spectacle. Il n’y aura pas de grand discours, pas de discours du tout. Coup de klakson dans la cour de la SAS, une voiture militaire l’attend déjà. Le temps de se serrer la main, et voilà.

François entraîne avec lui l’attaché civil dans son bureau. C’est un Corse, donc quelqu’un de très bien, tant mieux, car cela va sérieusement arranger les choses.
– Eh bien, vous savez que la SAS va être dissoute d’ici un mois.  C’est-à-dire qu’en un mois on va défaire tout ce que vous avez eu tant de mal à faire en quatre ans. Pour le personnel civil, ça ira, vous serez recasés sans problème. Pour les moghaznis, c’est autre chose.

François lui raconte ses aventures avec le sous-préfet, sa recherche de contrats d’embauche et lui demande.
– J’en ai seulement 6. Pensez-vous que cela suffira ?
– Je crois que oui ; je pense que ce seront plutôt les Kabyles qui en auront besoin.
– Pouvez-vous me faire faire le tour des 25 hommes du maghzen ?


Et l’un après l’autre, pendant que François fixe attentivement la photo d’identité en essayant de mémoriser les  traits de chacun des moghaznis pour pouvoir le reconnaître du premier coup dès le lendemain, l’attaché civil fait un topo sommaire : états de service, situation familiale, etc. À raison de 5 minutes par moghazni, c’est plutôt rapide, les photos d’identité ne sont pas très parlantes, et il n’est pas simple de différencier un visage en uniforme d’un autre visage en uniforme, surtout quand l’expérience se répète 25 fois. Enfin, c’est le moment de fermer la SAS et de prendre un rapide repas en popote avec les autres attachés qui sont quelque peu inquiets de leur avenir immédiat. François les rassure un peu en leur disant qu’il est justement venu pour régler leurs problèmes et qu’il n’a pas pour habitude de faire les choses à moitié. Il se fait tard et la température fraîchit singulièrement. François prend congé et dit à l’attaché civil :
– A demain sept heures, après la présentation du maghzen, nous verrons avec chaque moghazni quelle est la meilleure solution.


Retiré dans son appartement, François allume le poêle à gaz butane qui réchauffera un peu l’air de la chambre pendant la nuit. Il jette un rapide coup d’œil dans les placards de la cuisine. Il y a un reste de nescafé, quelques morceaux de sucre et un paquet de biscuit : de quoi faire un petit déjeuner correct au saut du lit. La journée sera rude car du premier contact dépendra l’ambiance de cette fin de SAS.


Un sommeil de plomb et un coup d’œil sur sa montre : diable, il est déjà 6 heures 30. Debout, toilette de chat sommaire dans une salle de bain froide et obscure – il n’y a plus d’ampoule électrique – tandis que la bouillotte chante sur le réchaud de la cuisine, petit déjeuner rapide et sortie dans la froidure du petit matin. Une masse d’ombres en armes s’aligne dans la cour de la SAS, et se fige au garde à vous quand François paraît. Il salue et rentre dans son bureau où l’attend l’attaché civil. François sort d’un tiroir la chemise où se trouvent les certificats d’embauche. Il ne veut pas prendre de notes, car il ne tient pas à passer pour un bureaucrate. C’est l’attaché civil qui a les dossiers des moghaznis et les lui passe au fur et à mesure qu’il les fait rentrer dans le bureau.


On fait passer les Kabyles en premier. A chacun, François répète les options possibles. En général, ils sont jeunes et ont la possibilité de choisir. La plupart font la moue, quand ce ne sont pas des ricanements, y compris lorsqu’on leur parle de pécule. Ils se doutent bien du sort qui les attend. Pour certains, l’attaché civil qui connaît à peu près leur situation, parle des contrats d’embauche. D’autres disent qu’ils vont essayer de se débrouiller en famille et demandent l’autorisation de partir au plus tôt dans leur mechta pour consultation. François donne immédiatement son accord et leur suggère de revenir quand ils pourront pour venir toucher leur pécule. D’autres sont soulagées et demandent un contrat. François leur conseille de ne pas le gaspiller et de partir très rapidement en France, dès qu’ils auront leur pécule. Le certificat en main, ils disent en majorité : "on ne veut pas être retardé par l’attente du pécule. Tant pis, on préfère être en France dès que possible."


A chaque certificat qui quitte le dossier, François et l’attaché civil se jettent un regard rapide. L’attaché civil est rassurant :
Maintenant que les Kabyles sont passés, les choses vont aller mieux, car les autres sont de la région et préféreront sans doute rester chez eux.


Plus qu’un contrat. Va-t-il être de trop ? Il reste 3 moghaznis à interroger. Et vlan ! le premier d’entre eux choisit le contrat. Maintenant, on travaille sans filet... Les deux derniers moghaznis défilent enfin, ils sont manifestement désireux de rester, mais ils demandent des tuiles pour réparer la toiture de leur maison. L’attaché civil glisse en douce qu’il y a justement des tuiles sur le toit d’un hangar construit avec les moyens du bord, mais pas avec les crédits officiels...
– Accordé, s’écrie François, qui se frotte les mains mentalement.


Voila, c’est gagné. François signe immédiatement les permissions et la liste des demandes de pécule. Si par hasard, les moghaznis ne viennent pas le chercher, eh bien l’argent ira à la caisse noire.


L’après-midi, c’est au tour de l’arrêt des activités des deux adjoints civils. L’un d’eux, le plus jeune était affecté à la tenue du fichier des suspects. La SAS étant permanente, et les garnisons militaires changeantes, chaque fois qu’une nouvelle unité arrivait, son officier de renseignement venait feuilleter le fichier. Une masse de travail considérable. François regarde une fiche, puis une autre. Il n’a jamais été partisan de ce genre de travail qu’il considère comme délétère et improductif en  matière de pacification, même si des résultats positifs ont été acquis grâce à l’exploitation de tels fichiers. Le charisme fait mieux que l’exploitation d’un fichier. Quoiqu’il en soit, le jeune homme était très fier de son travail et est choqué quand François lui demande de le brûler. C’est comme si on lui demandait de brûler l’œuvre de sa vie. Distraitement, François laisse passer l’orage en donnant enfin l’argument massue :
– Puisqu’on a la paix, le fichier ne servira plus à personne, et il n’y a pas intérêt, n’est-ce-pas, de l’abandonner au FLN ?

 
L’attaché se résigne enfin, quand François tombe en arrêt sur une fiche particulièrement bien garnie. La photo qui y est agrafée montre un bonhomme qui ne semble pas vouloir faire de mal à une mouche. Il demande :
– Mais celui-ci, qu’a-t-il donc fait pour attirer autant l’attention. Il n’a tout de même pas l’air dangereux !
– Eh bien voilà, mon lieutenant. La première fois, il a été pris en même temps qu’un groupe de suspects. Il a donc été fiché. L’ennui est qu’une rotation des militaire a eu lieu très peu de temps après. Ils ont voulu faire du zèle, et, après avoir consulté sa fiche, l’ont interrogé. Comme il ne savait rien, il n’a rien dit. Il a été immédiatement catalogué comme une forte tête, à l’encre rouge. Donc à chaque nouvelle garnison, il était  interrogé, ne disait rien et pour cause, et la méfiance à son égard se renforçait. Tiens, justement, mon lieutenant, le voilà.
"


Le quidam est effectivement venu à la SAS pour un papier quelconque. Apparemment, il n’a pas inventé l’eau tiède. François lance en riant au bonhomme :
– Les militaires sont partis !
– Amdullah, mon lieutenant !


Et François de déchirer la fiche d’un geste final.


On a fait un grand feu dans la cour de la SAS et toutes les archives compromettantes sont ainsi incinérées. Le reste est mis dans des caisses.


Deux jours après une directive confidentielle arrive sur le bureau de François. Celle-ci est la cerise sur le saint honoré. Elle constate qu’en raison des nombreuses désertions avec armes, dorénavant les moghaznis se verront confisquer leur fusil la nuit. En échange, on devra leur donner des grenades au plâtre. Jusqu’où n’ira-t-on pas dans la sottise ? Rien de mieux pour provoquer une désertion massive en plein jour ou une attaque massive du FLN en pleine nuit. François va trouver l’attaché civil et lui montre la circulaire.
– Vous avez vu leur nouvelle trouvaille ?
– Ce n’est pas possible de faire ça, mon lieutenant.
– Bien évidemment que non.

 

Le lendemain, à 7 heures, au rassemblement, François annonce au Maghzen :
– Je vais vous lire l’ordre que j’ai reçu.
 

Et il leur lit la circulaire. Ils sont au garde à vous, pas un ne bronche. Alors François poursuit :
– En conséquence, je refuse d’obéir à cet ordre. Donc, tant que vous serez à la SAS, vous garderez vos fusils la nuit et votre dotation en cartouches sera doublée. Rompez !

 
La glace également est rompue. Maintenant les relations ne sont plus de supérieur à subordonnés mais d’homme à homme. Bien entendu aucun ne désertera. Ce sera peut-être la seule SAS où il n’y aura pas eu de déserteur.


Dix jours plus tard, dernier courrier, la SAS doit être évacuée dans les trois jours. Un adjudant de la Force Locale prendra en charge les locaux. Logique, non ?


François emmène ses hommes à l’armurerie de l’arrondissement. Il a affaire à un magasinier ronchon qui commence à faire des histoires parce que les fusils ne sont pas assez propres. François commence à en avoir assez de ces simagrées :
– Si vous continuez, je rembarque les fusils et vous ne les reverrez plus !

 
L’autre s’écrase subitement et la remise des armes se termine normalement. Tous les moghaznis repartent chez eux, les uns après les autres. Ils ont pu récupérer leur pécule dont l’obtention rapide a fait l’objet d’un véritable parcours du combattant des signatures, tampons et formulaires. Le soir, il ne reste plus à la SAS que François et l’attaché civil. C’est la dernière veillée, demain on déménage.


Le lendemain, donc, arrive l’adjudant de la Force Locale. C’est un jeune con super-fouille-merde issu de la gendarmerie qui s’imagine qu’être d’origine maghrébine lui donne une intelligence supérieure et une espérance de carrière cornecul. Il râle sur tout, l’état des bâtiments, le mobilier, les traces du feu dans la cour et manque de défaillir quand il voit le toit du magasin sans tuiles.
– Vous vous rendez compte, c’est du sabotage. Je ferai mon rapport au sous-préfet.
– Faites ce que vous voulez, ce magasin n’est pas en dotation, donc administrativement, il n’existe pas. D’abord, qui vous dit qu’il avait un toit ?
– Je signerai le procès-verbal avec des réserves sur le magasin.
– D’accord, on mettra les réserves dans le magasin.

 
Il vaut mieux arrêter la discussion le plus vite possible. Les véhicules sont prêts. François démarre vite fait en laissant la Force Locale enrager. Ca ne tarde pas. François est convoqué chez le sous-préfet. Celui-ci a pris son air des mauvais jours.
– C’est inadmissible ! Vous vous permettez de détruire des bâtiments appartenant à l’Administration.
– Monsieur le sous-préfet, ce n’est pas le cas car ce magasin n’a pas été construit avec les deniers de l’administration. Les tuiles ont servi à réparer les maisons des moghaznis, d’ailleurs leur pécule est tout à fait insuffisant en regard des années qu’ils ont consacrées au service de la France.
– Je pourrais retenir cette somme sur votre salaire
(il ment). D’ailleurs il a été prévu de construire des petites maisons pour les moghaznis (il ment encore).


François ne va pas pousser la provocation jusqu’à lui dire qu’il s’agit sans doute de cercueils, ce serait de mauvais goût. Il se tait et l’autre se lasse. Bye bye le sous-préfet !