LA TOUSSAINT

Création le 29 septembre 2016

Les dirigeants du FLN étant les rois de la provoc, plus il y a de sang versé, plus ils sont contents. Très satisfaits de la manifestation de Paris réprimée avec une brutalité extrême, ils s’apprêtent à faire de même en Algérie à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de l’insurrection. Notre personnage a suffisamment la situation en main pour dire non à ce comportement névrotique et totalement inutile depuis la proclamation de l’autodétermination.

Les opérations militaires ne sont pas la tasse de thé de François. Non qu’il en ait peur, mais il considère que la SAS n’a pas à évoluer dans un domaine qui ne la concerne pas. Et puis il n’y a pas plus de cinq ou six rebelles actifs dans la région, quasiment inoffensifs, ce qui reviendrait à payer cher en temps une partie de cache-cache. Les moghaznis sont suffisamment occupés à surveiller les chantiers de construction de piste, à servir d’escorte à François dans ses déplacements dans le bled et en ville, à garder la SAS, etc, pour les affecter à des «ratissages» et autres «grandes opérations de quartier» dont raffolent les militaires, dont c’est le job. Cependant, il n’est pas interdit de s’entraîner pour le cas où. Et de temps en temps, François organise une manœuvre pour tester les réactions de ses hommes.
 

Un jour, ils sont sur un plateau herbeux – ou du moins suffisamment herbeux – et non loin de là un petit berger surveille sa vingtaine de moutons. Tout autour, la campagne est  vraiment rase, pas un buisson, pas un mouvement de terrain où on pourrait se dissimuler. Un moghazni, Ahmed, un mètre quatre vingt, – ancien fellagha –, fait le pari avec François qu’il pourra se cacher pendant un quart d’heure sans être repéré par le maghzen, c’est du dix contre un. Le pari semble tellement perdu à l’avance que François l’accepte avec empressement. Ahmed demande seulement cinq minutes pour prendre ses dispositions. Accordé.

Au bout de cinq minutes chrono, la dizaine de chats se met à rechercher la souris. D’abord avec condescendance, persuadée que ce sera un jeu d’enfant ; et il faut bien se rendre à l’évidence : Ahmed est introuvable : on fouille le terrain sur 500 mètres de côté, on fait le tour du troupeau de mouton, en demandant au gosse s’il a vu Ahmed. Il n’a rien vu, on sépare en deux le troupeau en supposant qu’il pourrait se trouver au milieu, toujours rien. Au bout du quart d’heure, François rameute son équipe parfaitement dépitée et va donner sa langue au chat. Ou bien Ahmed a triché et il se trouve au loin, hors de portée de voix.
Ahmed, Ahmed, dit doucement François, tu as gagné !

  
Invraisemblable mais vrai, on voit surgir Ahmed d’un groupe de cinq (petits) moutons qui se trouve à quelques mètres du groupe. C’est un exploit quasiment impossible pour sa taille. Il explique qu’il pratique cet exercice depuis son enfance. Il connaît les moutons, il connaît le berger, ils étaient tous complices, il s’accrochait aux moutons et se laissait traîner doucement, en guidant lui-même le groupe de moutons à la voix pour être «sous le vent» de ses poursuivant. Il raconte en riant qu’il a pratiqué assez souvent cet exercice quand il était fellagha. Quelle leçon d’humilité pour François qui n’aurait jamais pu penser que des moutons puissent être dressés de cette façon. Un à zéro.

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La cavalerie a souvent joué un rôle décisif dans l’issue des batailles, grâce en particulier à la facilité et à la rapidité de la manœuvre qu’un chef avisé peut lui faire exécuter. François n’a pas de bataille à livrer, mais peut toujours imaginer des manœuvres d’occupation de terrain et de recherche de renseignement. Voici le dispositif qu’il met en place : la mechta X est supposée abriter des fellaghas. S’approcher en  véhicule trahit la présence de l’intrus au moins dix minutes à l’avance. S’approcher à pied est moins systématique, mais si le chouf a été bien placé, il n’y a aucune chance de passer inaperçu. S’approcher au galop peut provoquer un effet de surprise tel qu’une précipitation dans la marche des habitants qui peuvent aussi rebrousser chemin. Tout mouvement non naturel peut donc être analysé par un chouf situé assez loin, et mis en place bien avant l’irruption de la cavalerie dans la mechta. 

Le tout réglé par deux postes radios portables, le premier avec les chevaux, le second avec le chouf. Ces postes radio, dans l’état actuel de la technologie et sur un terrain accidenté, ne sont pas des merveilles, ce sont plutôt des boîtes à grésillement qui éructent de temps à autre des «cinq sur cinq» ou des «affirmatif» vous laissant le soin d’interpréter au mieux les borborygmes qui s’échappent du haut-parleur. Tels quels, ils rendent cependant de bons services. Quant au reste de l’équipement, il n’y même pas besoin de jumelles pour le chouf. Là où François ne distingue à peine qu’une djellaba cheminant sur un sentier lointain – et pourtant il a de bons yeux –, le moindre des moghaznis dit :
Lui, c’est untel !
 

Il n’y a plus qu’à appliquer. François s’installe de bon matin avec le chouf et observe la vie de la mechta. Comme on dit dans l’armée, le rôle du guetteur, c’est de voir sans être vu. Tout  est calme. Les gens sortent des gourbis et vaquent à leurs occupations. Zouiche, tout excité, dit à François :
Celui-là, je ne le connais pas.
 

Alors François passe un coup de radio à la cavalerie cachée, comme il se doit, dans un repli de terrain, à quelques centaines de mètres. En une minute, c’est l’affolement dans la mechta, et l’homme en question se dirige lentement mais fermement vers un gourbi qui est soigneusement repéré par François, une femme le suit. Les chevaux déboulent peu après dans la mechta qui se calme. François demande par radio à Saïd, qui commande la cavalerie, d’interroger les habitants. Tous sortent de leur maison et jurent leurs grands dieux qu’ils n’ont jamais vu de fellaghas depuis plus d’une semaine. 

Bien entendu l’homme repéré par Saïd ne sort pas du gourbi. Puis François demande à Saïd d’évacuer la mechta. La cavalerie repart et au bout de quelques minutes, l’homme sort enfin du gourbi, l’alerte passée.

Et voilà. François sait. Il sait que le moment venu, il pourra fouiller la cache,  éventuellement faire un prisonnier, mais il ne le fait pas, il préfère attendre que la population se lasse d’héberger cet homme et souhaite s’en débarrasser. Alors et alors seulement il interviendra au moment opportun. Et si la population se contente de la situation ? Eh bien François laissera les choses aller puisque l’ordre ne sera pas troublé. Le maghzen, après quelques hésitations, finit par approuver cette tactique qui va dans le sens de la paix, mais qui peut  brutalement s’orienter vers la guerre si le FLN local souhaite la guerre.


L’apaisement se fait petit à petit dans les esprits. Lorsque François traverse une mechta, comme un ami, il est reçu en ami, quitte à devoir boire de temps en temps un kaoua bien tassé dans une eau bien bouillie, espère-t-il. Localement, la paix, ça marche !


On approche cependant de la Toussaint, qui est aussi l’anniversaire du début de la rébellion en 1954. Bien entendu, dans l’esprit du FLN, l’objectif est d’en faire une journée d’affrontement pour toute l’Algérie. Les militaires sont sous pression pour aller en renfort à Setna s’opposer à toute manifestation qui pourrait dégénérer en émeute. Le village de Benilala reste seulement sous la protection de la SAS, ce quadrilatère entouré de murs et qui n’a rien d’un bordj militaire, à part sa tour de guet symbolique pour le folklore. 


Une manifestation encerclant la SAS serait de très mauvais goût et obligerait François à une passivité préjudiciable pour l’avenir. Et il ne faut pas non plus sous-estimer une éventuelle action de «libération» de l’écurie qui n’est pas située dans l’enceinte de la SAS et seulement gardée la nuit par deux moghaznis.

François décide alors une manœuvre «napoléonienne» : il s’agit de vider la SAS, en n’y laissant que le personnel civil, quelques mitraillettes et le poste radio fixe, puis de partir avec la cavalerie en armes patrouiller dans le voisinage, hors du village, en liaison radio avec l’adjoint civil pour pouvoir intervenir de l’extérieur en cas de besoin. Cela découragera les quelques trublions éventuels de manifester devant une SAS ostensiblement vide, et cela permettra à François d’utiliser sa mobilité pour intervenir où bon lui semble, à son initiative, ou suivant les circonstances.


Voici donc la quinzaine de chevaux, tous fringants et shootés à l’avoine, encombrant la rue à grands claquements de sabots, au petit trot, vers une direction inconnue. À la sortie du village, une bande de gamins, qui se sont orientés au bruit des chevaux, tiennent, semble-t-il, à barrer la route au maghzen. Ils ont entre quatre et sept ans, c’est la marmaille criarde des films du foyer sportif qui veut jouer la guerre grandeur nature. Les parents, eux, sont restés tranquillement chez eux, les autres jeunes ... aussi.


Immanquablement, les gamins s’écartent quand la troupe passe au grand trot, mais sitôt passée, trois ou quatre s’enhardissent à lancer des pierres, ni très haut, ni très loin, mais suffisamment pour importuner les derniers cavaliers, qui s’arrêtent et commencent à injurier les mioches. François tourne la tête et fait arrêter le maghzen.
Voyons, laissez-les, ce sont des enfants.
– Oui, mais ils nous manquent de respect !
 – Mais vous voyez bien que c’est un jeu pour eux, il ne faut pas les prendre au sérieux. De toute façon, ils vont se décourager, ils ne vont pas courir plus vite que les chevaux.

 
Les gamins se sont arrêté de crier et de lancer des pierres pour écouter la conversation. Pour eux qui s’attendaient à la bagarre genre western, l’intervention lénifiante de François ne fait pas leur affaire ; ils se rendent compte que leurs efforts  vont être vains, et ils lâchent prise les uns après les autres. François sourit intérieurement : cette manifestation, c’est mignon tout plein.


Après un long contournement du village, on se dirige maintenant vers une série de drapeaux qui ont été fichés sur les crêtes à deux kilomètres. Il y en a quatre qui flottent mollement au vent et qui sont une sorte de provocation silencieuse et apparemment non dangereuse. François demande par radio à la SAS si tout va bien. «Affirmatif» répond le grésilleur. Pour faire comme les grands, les gamins sont allés jouer au foot, pour le reste, tout est calme. 


C’est donc le moment d’aller s’occuper des drapeaux. Pendant une demi-heure et plutôt au pas qu’au trot, à cause de la pente, on arrive à proximité. Trois moghaznis s’élancent pour récupérer les drapeaux façon «bouzkachi». François a beau gueuler «Attention, ils peuvent être piégés !», ils n’écoutent rien et récupèrent les drapeaux les uns après les autres en poussant des cris de guerre : on s’amuse bien. Il y a vraisemblablement des choufs qui doivent observer de loin les mouvements du maghzen, de toute façon, le FLN ne s’attendait pas à une action de récupération, et pensait pouvoir narguer la SAS pendant toute la journée, et reprendre les drapeaux le soir venu afin de les ressortir à la prochaine commémoration. Ils en sont pour leurs frais, c’est dommage pour eux, les drapeaux sont faits avec de la soie, ils sont bien cousus, le croissant et l’étoile rouges sont bien coupés. Si ces drapeaux étaient restés dans les gourbis, François aurait considéré qu’ils faisaient partie du «linge de maison» et les aurait laissés à leurs propriétaires. Comme ils ont été déployés intempestivement à l’extérieur, dans l’intention de troubler l’ordre public, ce sont subséquemment des prises de guerre.

À part les drapeaux, rien à signaler. Après un long mouvement tournant, et mis en appétit par la promenade, il est temps de penser à rentrer. Pour la descente, il y a un immense champ qui vient d’être labouré et qui s’incline en pente moyenne. Tout en bas, il est limité par un oued à sec, que l’on devine, invisible dans son lit profond de plus de cinq mètres. Au pas tout d’abord, l’excitation du moment fait qu’on passe insensiblement au petit trot, puis au grand trot. Mis en verve, certains cavaliers mettent leur monture au grand galop.


Oh ! la vache ! C’est que les chevaux, lancés dans la pente, la dévalent comme des dératés. François, qui a fait des progrès en équitation, mais qui est loin d’être arrivé au stade de chevalier, est obligé de se tenir fermement à la selle pour ne pas être éjecté. Il est relégué au milieu du peloton, reçoit sur le visage la bave des chevaux qui le précèdent, entend devant lui, derrière lui et à côté de lui le grondement sourd des sabots qui monte du sol, les cris aigus des hommes qui déchirent l’air, la puissance surhumaine d’une charge de cavalerie, comme elle pouvait se pratiquer il y a moins d’un siècle. Ceux qui ont dû vivre cela ont eu des sensations inoubliables.


Pour l’instant présent, ce n’est pas l’ennemi à charger, c’est de ne pas se précipiter en ligne droite dans l’oued encaissé. Heureusement le bas du champ est moins pentu, les moghaznis de tête ont fait très progressivement ralentir leurs chevaux et ils obliquent vers la gauche. Le reste suit, tout le monde passe à moins de vingt mètres du ravin et s’arrête bientôt pour faire le point. Les chevaux sont en sueur et ont l’air ravi, il y a de la bave partout, François se félicite «in petto» d’avoir pu garder son képi sur la tête. Les moghaznis se passent les drapeaux les uns aux autres pour admirer les prises, le moral est au beau fixe, le ciel est au beau fixe. Pourvu que cela dure.


Pendant ce temps, à Setna, la manifestation a dégénéré en échauffourée, on déplore de nombreux blessés et quelques morts.