LE SALAIRE DE LA PEUR

 Création le 29 septembre 2016

Où le lecteur se frottera aux coutumes kabyles. Encore un truc qui aurait pu mal tourner. Mais  Machalo ! Tellem Chaho ! («C’est la formule incomprise, mais toujours évocatrice, par laquelle s’ouvrent tous les contes que, depuis des temps très anciens, les vieilles grand-mères berbères de Kabylie racontent à leurs petits-enfants. C’est la marque de l’ancienneté, c’est aussi le Sésame, la formule qui donne accès au monde à la fois étrange et familier, où toutes les merveilles sont à la portée de désir et tous les vœux miraculeusement exaucés –comme dans les rêves – ou cruellement déçus – comme dans la réalité.» Mouloud Mammeri – écrivain et ethnologue algérien)

Embarek s’est approché du sous-lieutenant et a manifestement quelque chose d’embarrassant à lui dire. Après quelques considérations sans intérêt, il en vient au but :
 

Mon lieutenant, je  voudrais faire venir ma femme ici.
Embarek est un Kabyle qui s’est fait embaucher à la SAS  en célibataire, mais il est marié, sa femme est restée dans sa mechta qui est située pas très loin  d’un poste militaire, dans une région pacifiée. Très sérieux, il est un bon élément et est devenu rapidement caporal. Tout semble pour le mieux, mais pourquoi Embarek insiste-t-il ?
Mon lieutenant, j’ai trouvé un logement correct ici, je vous serais très reconnaissant ...
A priori, il n’y a pas d’empêchement, et il est tout à fait normal qu’Embarek vive avec sa femme.
– Tu peux faire ce que tu veux, pourquoi m’en parles-tu maintenant ?
– C’est que, Mon lieutenant, il faut aller la chercher, les militaires ont évacué la région, et les taxis n’osent plus circuler sur les pistes.

 
Cela change tout. Effectivement, les militaires ont commencé des regroupements dans certaines régions, en particulier la Kabylie. Ils appellent cela le plan CIGOGNE. Quand on songe jusqu’où peuvent se replier les cigognes !  La France a maintenant pour le GPRA les yeux de Chimène, et l’abandon de zones entières sans contrepartie apparente semble donner un signe discret que les abandons à venir seront également sans contrepartie. De toute façon, ce n’est pas le problème de François qui doit rapidement répondre à la question : faut-il organiser un voyage de récupération de la femme d’Embarek ? Si la réponse est non, cela signifiera que François a peur de s’aventurer dans une région évacuée par l’armée, et cela portera forcément un mauvais coup au moral du maghzen.


Alors que les choses commençaient à aller bien, François n’a pas vraiment besoin d’un tel contre-temps.
Où est située ta mechta ?
– Du côté de Bouandas.

Donc, en regardant la carte, à moins de coucher en route, il faut partir avant le lever du soleil et rentrer après la tombée de la nuit.
 François se renseigne auprès de la hiérarchie :
Est-ce que cela pose un problème que je fasse un convoi jusqu’à Bouandas ?
 La hiérarchie, qui n’a pas trop entendu parler du plan CIGOGNE, ou qui n’en mesure pas les conséquences :
Je n’y vois pas d’inconvénient. C’est votre problème.
 

Au pire, pense François, si la région n’est pas sûre, on avisera sur place. Et c’est parti. François choisit de tout faire d’une traite. Cette solution a le mérite d’être inattendue et surtout discrète.
Bien sûr, pas de Jeep, d’allure trop militaire. François prend donc la 403 commerciale de la SAS et le camion Hotchkiss, plus 5 moghaznis d’escorte avec des pelles et des pioches pour réparer éventuellement les pistes coupées après un orage. De loin, tout cela a l’air bien civil.


Le départ a lieu avec un soupçon de retard : le camion avait du mal à démarrer. Cela promet s’il tombe en panne. Il est sûr que la 403 ne pourra pas le remorquer dans les côtes. Enfin parti, le convoi roule à vive allure. Il passe les chicanes en fûts d’essence d’un poste militaire endormi. La sentinelle écarquille les yeux, la main sur son quart de café. La route est vide, et on roule pendant des heures en rattrapant le temps perdu. On passe les gorges de Kerrata, de sinistre réputation, sans rencontrer âme qui vive.


9 heures 00. Au sommet d’une côte, il y a à gauche un grand terre-plein auquel aboutit une piste de crête. Embarek dit à François :
Il faut tourner ici, mon lieutenant.
 

À moins d’un kilomètre, en  bordure de piste, un poste militaire important se silhouette dans l’azur. C’est parfait, on va pouvoir se renseigner sur l’état de la piste. À la hauteur du poste, le convoi vient se garer à l’intérieur du réseau de barbelés par la chicane que vient d’ouvrir la sentinelle, à la vue du képi bleu au volant de la 403. Ces réseaux de barbelés «Concertina» sont très chouettes. Ils sont enroulés en spirale, se stockent dans un espace réduit, se déploient très rapidement comme des guirlandes (de Noël), ou comme des lanternes vénitiennes horizontales.
François emmène Embarek avec lui et demande à voir le chef du poste. C’est un capitaine, décoré, avec l’insigne parachutiste épinglé à la vareuse, quelque peu surpris de voir un officier SAS débarquer de bon matin dans son bureau. François lui explique d’où il vient, où il veut aller, s’enquiert sur l’état de sécurité de la région et la qualité de la piste. Il demande enfin s’il serait possible d’avoir une escorte en cas de mauvaise rencontre.


Le capitaine lui répond en toute simplicité :
J’ai le regret de vous annoncer que la région dans laquelle vous voulez aller a été totalement évacuée il y a plusieurs semaines et qu’elle est devenue depuis lors un centre de regroupement des katibas de Kabylie. La piste doit encore être convenable, car il n’a pas plu depuis notre évacuation. Moi-même, je ne l’ai pas empruntée depuis un bon moment. Quant à vous donner une escorte, il n’en est pas question. Si j’en recevais l’ordre, il me faudrait au moins une compagnie et de l’aviation, ce que je n’ai pas. En tout état de cause, je n’ai pas d’ordre à vous donner, mais je vous déconseille formellement d’y aller.
 

Pour une surprise, c’est une surprise. François prend congé du capitaine, fait demi-tour et, toujours suivi d’Embarek, qui a assisté à la conversation, revient vers les véhicules. Il a 50 secondes pour prendre sa décision. Il faut réfléchir vite.
Première idée qui vient à l’esprit : on fait demi-tour. Après tout, Embarek a bien entendu qu’il y avait des risques. François est couvert par la réponse du capitaine. Mais est-ce sérieux d’abandonner si près du but ? Au retour, il sera condamné à la routine, la confiance du maghzen ne sera pas fameuse, celle de la population encore moins. Il sera celui qui s’est incliné devant la peur du FLN. Quelle doit être la puissance du FLN, lui qui fait peur aux Français sans même se montrer.
 

Second cas : si François ne tient pas compte de l’avertissement du capitaine, et qu’il y a un accrochage, au pire, cela peut très mal se terminer : la mort d’un ou de tous les membres du convoi, des blessés, la captivité, la torture peut-être ... au mieux un retour piteux, le désaveu de la hiérarchie à l’égard de ces petits sous-lieutenants du contingent qui s’engagent dans des affaires impossibles au mépris de tous les avertissements qu’on peut leur donner.
 

Reste le troisième volet : l’opération se termine bien parce que le capitaine a fait état de renseignements inexacts ou parce que la chance est au rendez-vous, le convoi, qui n’a rien de militaire et fait très «local», circule sur une piste déserte sans attirer l’attention de quiconque. Effectivement, la piste n’a pas lieu d’être surveillée par le FLN puisque les militaires ne l’empruntent plus. Le gros problème serait d’être remarqué à l’aller et donc contrôlé au retour. Mais là encore, qui ira se déranger pour s’occuper d’un camion chargé de matelas et autres baluchons ? En revanche, la récompense est au bout du chemin.  Un point contre les militaires qui ne connaissent pas leur affaire, un point contre le FLN qui n’est pas là où il devrait être, un point pour la SAS, qui a bien joué.

Ils ne sont plus qu’à deux mètres des véhicules. En dernier ressort, François tient à consulter Embarek. Après tout, il s’agit de sa femme. Si celui-ci se dégonfle, on rebroussera chemin. S’il est d’accord, on continuera.
Alors, on y va ?
– On y va, mon lieutenant.

Alea jacta est (J'y cours, chef). Le sort en est jeté. Il n’y a plus qu’à se fier à sa clémence. Car ce ne sont pas quelques fusils et deux mitraillettes qui feront le poids devant une katiba.
La piste ne reste pas longtemps de crête. Elle se met à plonger vers une vallée, serpente longtemps à flanc de colline. Les petits oueds secs sont convenablement busés. François, en conduisant, se met à regarder longuement ici et là en quête du moindre mouvement pouvant trahir la présence d’un berger avec ses moutons, d’un djounoud pas forcément seul. 


Le premier véhicule apparaissant au premier tournant doit-il être considéré comme inoffensif ou hostile ? Va-t-on traverser une mechta, un ancien poste militaire à nouveau occupé, ou un barrage destiné à immobiliser les véhicules en attendant que le chouf descende voir de qui il s’agit ? Les  virages succèdent aux virages. 

Maintenant, on remonte vers les hauteurs. Le paysage est beau à couper le souffle. François, dont les mains moites tiennent fermement le volant et dont le pied est prêt à écraser la pédale de l’accélérateur ou bien celle du frein – au choix – , ne peut s’empêcher d’admirer le panorama. De loin en loin, une fumée sort d’un pli de terrain au loin et s’élève paresseusement vers le ciel d’un bleu si touristique. Il n’y a pas une maison en bordure de la piste, laquelle a été construite suivant les règles de la topographie militaire, alors que les mechtas ont été construites selon la coutume, là où elles doivent être.

Pour tromper le temps et faire tourner le cerveau en attendant d’embrayer sec vers un autre destin, François essaie d’imaginer ce qui pourrait se passer : quelques silhouettes à peine entrevues, pas vraiment le temps de réagir, la lueur et le bruit des balles qui mordent la carrosserie en miaulant, un choc mou et une horrible douleur dans le bas-ventre, un coup d’œil sur la main sanglante qu’il retire, le volant qui devient de plus en plus lourd à tourner, il crie à peine: «tout le monde descend et tire»; le corps qui s’incline, la voiture qui verse lentement vers le fossé, et la glissade vers le trou noir.
François voit dans le brouillard qui se dissipe deux angelots qui le prennent par la main en silence.
Il se rebiffe :
Pourquoi n’ai-je pas le droit à des anges  comme tout le monde ?
L’un des angelots, le doigt sur la bouche, chuchote: :
Chuuuuuut, les béatitudes !
François, interloqué, ne sait pas quoi répondre et se laisse entraîner par les petites menottes.
Le deuxième angelot lui sourit :
Venez, nous allons vous présenter au Père.

 
François n’a que le temps de se pencher par dessus un nuage et de voir, tout en bas, dans une petite cour de la caserne, un rang d’oignons présenter les armes à un cercueil plein – c’est moi –. Deux gradés, l’un fait manœuvrer le peloton, l’autre en maître de cérémonie et gants blancs à la main, indique à la famille avec componction, par des gestes sobres, ce qu’il faut faire. La famille est là, désemparée, abasourdie par la chaleur de midi, la fatigue du voyage, anéantie par la nouvelle, suit les gestes sans un mot. Rep’sez, âmes !


Dans le grand bâtiment, au bureau 212 B, un autre gradé grommelle.
Quel petit con ! Ils n’en feront jamais d’autres, ces jeunes du contingent, on a beau les mettre en garde, ils n’en font qu’à leur tête. Bon, alors euh : un camion de marque Hotchkiss,  numéro ....... ah voilà ; une quatre cent trois commerciale - tiens, elle était presque neuve - , quatre fusils modèle ..... quoi, ça existe encore ces merdes ? Il faut dire qu’il n’était pas aidé ! Deux PM MAT 49, ça c’est plus grave, on va les avoir bientôt sur le dos,  c’est pas la bonne affaire ..... Setna, le .... - coup de tampon, coup de langue au dos de l’enveloppe -  A l’attention de Monsieur le Colonel commandant l’échelon départemental des Affaires Algériennes... Pour les pensions des veuves des moghaznis, on verra plus tard. .....

 
Stop aux rêveries, on sort du périmètre de relative sécurité aux environs immédiats du poste militaire. Il va falloir ouvrir sérieusement l’œil pour éviter de tomber dans la nase.
Le convoi roule maintenant dans une zone basse. Quelques ruisseaux traversent la piste, mais celle-ci est très roulante.
Au bout de la première heure, François s’inquiète et demande à Embarek :
– C’est encore loin ?
– Non, non, mon lieutenant, c’est maintenant tout près.

Au bout de la seconde heure, François redemande :
On est bientôt arrivé ?
– Oui, oui, mon lieutenant !

François fait mentalement le calcul : Si au bout de 2 heures on n’a rencontré personne, au bout de combien d’heures rencontrera-t-on quelqu’un ? La réponse qui vient  à son esprit est rassurante, mais pas forcément exacte. Pas la moindre détonation, le moindre uniforme, la moindre présence. C’est une piste qui ne conduit nulle part, une piste fantôme. Laquelle se met à grimper une fois de plus à l’assaut d’un col. Embarek montre alors un groupe de toits perchés sur un mamelon à environ 5 kilomètre :
C’est là, mon lieutenant.

 
Il ne reste plus qu’à négocier lentement les virages d’une descente vertigineuse. L’état de la piste s’est dégradé. Le convoi fait halte pour dégager rapidement les plus grosses pierres d’un éboulement. Plus loin, un ruisseau chante paisiblement en abandonnant sur la piste un petit cloaque, après avoir boudé la buse. Dans moins d’un mois, la piste sera devenue impraticable, faute d’entretien. François rêve que la paix revenue, cette région puisse devenir un lieu touristique... Quelques cahots de plus, on remonte, puis au sommet d’un petit mamelon, un embranchement – à gauche, mon lieutenant – conduit par une petite piste très rudimentaire jusqu’à la mechta. Tout le monde est là depuis longtemps pour accueillir le camion. Cela fait plus d’un quart d’heure que le convoi avait franchi le col, et depuis ce moment tous les habitants de la mechta étaient au courant. On se congratule.


Pendant qu’on charge le camion, la famille offre à François une petite restauration rapide : des figues sèches trempées dans de l’huile d’olive et un kaoua (café). Il n’y a rien de tel que l’émotion pour développer l’appétit. François regarde sa montre pour refaire encore ses calculs logistiques : il va falloir faire fissa pour sortir de la piste avant la tombée de la nuit. Il restera ensuite toute la route à faire pour revenir à la SAS, mais, là, ce sera du gâteau.



C’est un vrai déménagement : le camion est plein à ras. François demande si les  gens du FLN viennent de temps en temps. La réponse est non, en souriant. Les visages sont calmes et sereins. Pourquoi ne pas les croire ? Ils sont vraiment les seuls habitants dans ce coin perdu de Kabylie.


Bien, l’arrimage est terminé. Tout le monde se dit au revoir.  Le moteur du camion démarre du premier coup, bon présage. Le retour est simple, il suffit de refaire en sens inverse le chemin de l’aller, en espérant que tout se passera aussi bien. La montée au col, le plus dur du trajet est accomplie sans encombres, puis les longs détours sinueux, la traversée du ruisseau, les montées et les descentes des lacets, de quart d’heure en quart d’heure plus faciles à envisager, et toujours personne,  ni sur la piste, ni aux environs. Les ombres commencent à envahir les vallées encaissées, François regarde sa montre en passant devant le petit poste abandonné : on est dans les temps. Le camion suit bien derrière en traînant quand même un peu la patte. François, dans sa hâte de quitter ces lieux malsains a un peu trop appuyé, sans s’en rendre compte, sur l’accélérateur. L’état de la piste s’améliore. au crépuscule, on passe devant le fort du capitaine. Pas question de perdre son temps pour s’arrêter et dire que tout s’est bien passé. Sur la route, à droite toute. On roule à fond la caisse, les gorges de Kerrata de sinistre réputation (bis), sont passées dans l’allégresse, tous phares allumés, sans rencontrer âme qui vive. 


À une heure plus que tardive, le convoi arrive à la SAS. Dans la cour, tout le monde attend, assez inquiet. Personne n’a pris sur lui d’aller se coucher avant de savoir si le lieutenant était bien rentré. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les moghaznis sont accourus et escortent le camion en courant et en échangeant des nouvelles avec la fine équipe. Les attachés civils ont invité François à un pot surprise. Chacun veut savoir si tout s’est bien passé. François les rassure en leur disant que tout est calme là-bas, ce qui est vrai, mais il ne cherche pas à donner de détails supplémentaires. Tout ce qui s’est passé là-bas, c’est une histoire entre «zarabes».   Tout le monde va se coucher, aussi satisfait que possible.


François a de quoi faire de beaux rêves. Demain, toutes les commères du village seront au courant. Ce n’est qu’à partir de ce jour qu’il sait qu’il a la baraka, une arme inconnue dans le manuel du petit soldat, mais qui est redoutable dans un pays musulman. La baraka, ce n’est pas la chance due au hasard, loin de là,  c’est plus, c’est la bénédiction divine. C’est à dire en clair, on hésitera à lui tendre une embuscade car on sait que les balles ne l’atteindront pas. On hésitera même à aller contre son action car ce serait aller à l’échec, voire aller à l’encontre de la volonté de Dieu. Parfois, quand il passe près de la cité pour aller au foyer sportif, François voit Embarek déambuler, sa femme le suivant, le port altier, à six pas en arrière, très fière dans ses plus beaux costumes.