L'INDÉPENDANCE

Création le 29 septembre 2016

Où le lecteur découvre non sans surprise que Setna n’est pas Oran, que le nationalisme algérien n’est pas fondamentalement anti-français et que François, invité officieux aux fêtes de l’indépendance, est bien le seul à profiter de l’occasion. Mais où sont donc les Officiels ?

Le sous-préfet nouveau est arrivé.  C’est un neveu d’un des chefs historiques de la Révolution, Mohamed Boudiaf,  et il arrive tout droit de Tunisie. Après un sous-préfet «Algérie Française», un successeur «beni oui oui», pourquoi pas un FLN pur sucre qui compléterait la collection ? Les réunions des chefs de SAS à la sous-préfecture ne sont évidemment plus à l’ordre du jour, mais François tient néanmoins à faire connaissance, tout à fait curieux de voir la tête de son nouveau supérieur hiérarchique.


Ensuite, il souhaite, si le nouveau sous-préfet n’est pas fanatique,  attirer son attention sur les dangers que vont courir les hommes du maghsen ainsi que leurs familles de la part de la populace qui cherchera très certainement à se venger de plusieurs années de «pacification».
Enfin, si l’armée française lui en laisse le loisir, ce qui semble probable, François aimerait bien assister aux fêtes de l’Indépendance. Par curiosité, bien sûr, et éventuellement pour recueillir le S.O.S. de quelque harki paumé qui, dans la rue, viendrait lui demander asile.
Après les salutations d’usage avec un interlocuteur jeune, dynamique, et même sympathique :
– Je souhaiterais assister aux fêtes de l’Indépendance, pensez-vous que ce soit possible ?
– Mais oui, sans aucun problème. Allez donc voir de ma part l’organisateur des cérémonies, Maître Areski, à la mairie de Setna, qui vous donnera toutes les autorisations nécessaires.
– Je vous en remercie. Je voudrais vous demander encore quelque chose.
– Je vous en prie.
– J’ai fait de mon mieux pour conduire les populations vers la paix, j’ai bien été aidé par mon maghzen qui n’a rien à se reprocher.
– Je sais.
– Je souhaiterais que vous interveniez pour que la paix soit maintenue après mon départ. Vous comprenez ce que je veux dire ?

Un moment d’hésitation ambiguë (les instructions ? l’impuissance ?), puis :
– Je ferai ce que je pourrai, mais vous savez ...
– Oui, je sais.
– En tout cas, vous pouvez compter sur moi.
– Je vous en remercie.

 

(Quelques mois plus tard – à l’instar de ce qui s’est passé dans toute l’Algérie – , les harkis et les moghaznis qui étaient restés au village seront rassemblés et tabassés, l’un d’eux sera égorgé ....)
 

Le lendemain, François se rend à la mairie de Setna.
Je voudrais parler à Maître Areski.
A la porte de la préfecture veille un chaouch musclé ; il sert à filtrer les visiteurs. Il regarde François d’un air étonné : c’est bien le seul européen, et surtout le seul officier français qui lui ait fait cette demande. Mais, de bonne volonté, il n’en manque pas et il fait face à toutes les situations : c’est nouveau, c’est la griserie de l’indépendance. D’un geste large et protecteur, il invite François à rentrer dans la mairie.
Par ici.

 
Il le conduit au premier étage au fond du grand couloir, une porte haute et capitonnée, François répète sa demande au chaouch particulier qui, assis sur la chaise, se lève,  rentre dans le bureau et quelques secondes plus tard, un homme affable – Maître Areski  soi-même – vient accueillir François, qui lui exprime son souhait. La réponse est sans hésitation.
– Il n’y a aucun problème, vous pourrez circuler où vous voudrez, comme vous voudrez.
– Même en uniforme ?
– Même en uniforme.
– Et je pourrai prendre des photos ?
– Cela  va de soi.
– Auriez-vous l’obligeance de me faire faire une autorisation, au cas où ......

Maître Areski sourit :
– C’est inutile : il vous suffira de dire que vous avez mon accord.
– Et ils me croiront ?
– Mais oui ! Bien sûr !

 

Belle démonstration de puissance dans l’organisation. Du jamais vu ! Mais après tout, puisqu’il l’a dit, c’est que c’est vrai. Maître Areski savoure son effet, et François s’efforce de masquer son étonnement en prenant congé. Quelle différence d’accueil si on avait été en France ! François retourne à la caserne, plutôt satisfait de lui, et même très satisfait.
 

Quelques jours plus tard, Caserne de Setna.
 

La chambrée est morne cet après-midi. Chacun tue le temps à sa manière. Les uns font du courrier, du raccommodage, de la lecture, de la rêverie, de la sieste, les autres sont partis en ville ou ailleurs. François a ramené de chez le mozabite-épicier-du-coin un pain, un tube de lait concentré sucré et suffisamment de gazouze (boisson gazeuse) pour tuer une petite faim. Dans la moiteur pesante, un électrophone reprend sa ritournelle égrillarde. A l’autre bout  de la chambrée, un écrivain sur carte postale, pour se donner de l’inspiration, a mis un disque qui a déjà dû beaucoup beaucoup servir. C’est un blues où il est question d’une fille malheureuse – bien sûr – qui peinait à garder des vaches, et qui a dû changer de vocation.
– Ca fait du flous,
– douze vaches qui bouffent ...
– Et c’est pour ça - a
– Que j’suis dev’nue -ue
– Chanteuse de blou-ou
– oues

 

Comme son morceau favori n’est pas très long, il le fait repasser encore et encore. Au cinquième coup, c’est la meilleure invite pour quitter la chambrée et prendre l’air.
Il y a, pas très loin de la caserne, un petit square bien sympathique. Très fortement ombragé par d’immenses arbres centenaires, encore bien entretenu, muni de bancs publics, c’est un aspect positif de la colonisation. Un vrai havre de repos par temps de canicule.
 

François fait la pause sur un banc inoccupé. C’est agréable, car on ne sent pas la chaleur, et on est bien, tout simplement dans le vert épais. Quelques instants plus tard, deux hommes viennent s’asseoir sur le banc voisin et poursuivent une discussion en arabe. L’une est jeune et habillé à l’européenne, l’autre est un vieux shir avec turban et ample séroual. La discussion est animée entre l’ancien et le moderne, François n’y comprend rien, mais c’est moins lancinant que les douze vaches qui bouffent. Et puis, imprévisible, le jeune se met à parler français à l’autre, qui continue néanmoins à lui répondre en arabe.
Il y a bien là un clin d’œil du jeune à l’attention de François qui commence à ouvrir l’oreille pour entendre le message que l’autre veut lui faire passer. Et le contre-message du vieux qui tient à répondre en arabe, pour bien marquer sa différence.
Tcha tchatecha tcha (j’espère bien que l’administration du temps des Français sera supprimée ???)
– Mais non,  bien sûr, il y aura toujours des mairies, des postes, des percepteurs ...
– Tcha tchatecha tcha (Mais alors à quoi cela sert d’avoir lutté pour l’indépendance ???)

– Mais ce n’est pas pour faire comme avant la colonisation, l’Algérie doit être un pays moderne !
– Tcha tchatecha tcha (Je suis tout à fait déçu, ce n’est pas cela que nous voulions quand on nous a demandé de faire le djihad !  ???????)
– Tcha tchatecha tcha
– Tcha tchatecha tcha

Message reçu cinq sur cinq. L’Algérie de grand-Papa Fanatique ne se laissera pas marcher sur les pieds par des petits jeunes imbibés des théories françaises pendant 130 ans. Le petit jeune en question est désolé de cette mentalité moyenâgeuse et tient à s’en excuser implicitement auprès de François, qui n’en demandait pas tant. Mais voilà : Quand le vin est tiré ... 

François reste de marbre, le regard perdu dans les  frondaisons. Il ne va tout de même pas prophétiser au jeune nationaliste que ce vin-là peut si vite se transformer en sang. Il se lève. Regards croisés avec le jeune : mais non, je ne peux rien faire pour vous ....

Pour passer le temps, François se joint à quelques collègues, jeunes sous-lieutenants SAS en goguette. On a décidé de se promener dans la casbah. Sitôt engagé dans la première ruelle, le groupe fait la rencontre d’une bande de gamins de 8 à 12 ans, bien résolus à leur barrer le passage.
– C’est interdit de passer !
– Mais non, le général di Gaulle et Ferhat Abbas se sont mis d’accord pour l’indépendance. Nous sommes indépendants, donc nous pouvons passer.
Les gamins sont perplexes, ils ne s’attendaient pas à cette argumentation et discutent entre eux.
– C’est pas un quartier pour les Français. Nous sommes chez nous, vous n’avez pas à y aller.
– Nous sommes venus faire du tourisme. Il faut nous guider, sinon nous allons nous perdre.

Reconciliabule. Un adolescent arrive et s’enquiert de ce qui se passe. Rereconciliabule en arabe. Les gamins expliquent le problème au chef. Celui-ci regarde un instant le groupe SAS totalement décontracté, puis leur dit :
– Suivez-moi, je vais vous montrer.
 

Et c’est ainsi que le groupe, encadré par une nuée bourdonnante de gamins, visite la casbah à satiété. Les gens sortent sur le pas de leur porte et rigolent en voyant le spectacle. Pas une trace d’hostilité. Cela eût été impensable il y a seulement un mois.

Les jours monotones de juin s’égrènent. Au mess, un copain sous-lieutenant aviateur propose à François de faire une ballade en T6, dans le cadre de l’entraînement. Le T6 est l’avion qui a servi en appui-terre à la demande  de l’infanterie. Rendez-vous est pris pour le lendemain. Las, dès le lendemain les vols sont interdits. Un malheur n’arrive jamais seul : François se dirige vers la porte de la caserne pour faire son tour de ville quotidien. Au niveau sentinelle :
– Mon lieutenant, on ne passe pas !
– Comment ! mais je vais seulement faire un tour en ville.
– Je suis désolé, mais tout le quartier est maintenant consigné jusqu’à nouvel ordre.

A ce moment passe la voiture du colonel des Affaires Algériennes, dont le bureau est en ville. La sentinelle salue et ouvre la barrière.
François manque de suffoquer.
– Mais ... le colonel est passé !
– Oui, mon lieutenant, mais lui, nous avons ordre de le laisser passer.

 

L’idée lumineuse traverse l’esprit de François. Le lendemain matin, il chope le colonel au parking et lui demande s’il pourrait lui faire la faveur de le prendre dans sa voiture pour sortir de la caserne. Le colonel, qui en a vu d’autres  et qui n’a rien d’un scrogneugneu, sourit et invite François à monter. François fait signe à un camarade qui attendait et tous les deux s’engouffrent dans la voiture. Celle-ci arrive devant le poste de garde. La sentinelle salue puis ouvre la barrière. Les deux sous-lieutenants lui adressent un immense sourire en tirant la langue et en lui faisant les oreilles de Mickey.  Jamais plus la sentinelle ne fera de difficultés pour laisser sortir les jeunes sous-lieutenants SAS. Entre temps, François a confié à son colonel qu’il avait pris la précaution de contacter le FLN à haut niveau au cas où il y aurait le moindre problème avec des militants de base. Que pouvait donc faire  d’autre le colonel que de sourire à nouveau ?

Si l’Armée française se calfeutre dans ses casernes, c’est qu’on s’approche du jour de la célébration de l’Indépendance. Jusque là, le «fell» était une sorte de "caca mythique", tout juste bon à jouer le rôle de sanglier dans la chasse au sanglier, et maintenant le voici qui apparaît partout, bandit ou patriote, assassin ou honnête homme, impudent ou timide. Si on ne s’y est pas fait de longue date, cela fait un choc difficilement supportable. L’armée est donc consignée à la chambre pour éviter un choc.


Mais François déambule dans les rues, sa caméra à la main, il est en uniforme, mais personne ne fait particulièrement attention à lui, et surtout pas d’hostilité. Il suit la foule qui se dirige vers le stade. Les hauts-parleurs diffusent de la musique arabe. Puis des orateurs se succèdent à la tribune, en déclenchant des vagues d’enthousiasme. Il y a aussi une jeune femme, blouse blanche et jupe verte, qui siège à la tribune et qui parle, parle dans le micro. François s’approche pour la filmer; les voisins s’écartent, ce qui lui permet de s’accrocher à une grille à bonne hauteur. Les voisins le soutiennent pour qu’il soit bien stable, la grille se balance en cadence au rythme des applaudissements. Bien entendu, François ne comprend rien à ce qu’elle dit, mais l’enthousiasme est communicatif et tout le monde quitte le stade très satisfait du meeting. A nouveau dans la rue, Francois voit des rassemblements spontanés, des orateurs improvisés, des publics attentifs, levant l’index vers le ciel. Un couple de jeunes bourgeois, tenant leur petit garçon par la main insiste pour que François les filme tous les trois, en l’assurant de l’amitié profonde entre la France et l’Algérie. On tend en travers un drapeau algérien tout neuf, le petit garçon est coiffé du calot vert et blanc bordé de rouge. C’est la fête !
François arrive ensuite dans une zone résidentielle, où  l’ambiance est nettement plus fraîche et presque tendue. Un cordon de miliciens entoure une villa. Il y a bien une vingtaine de mètres entre les premiers rares promeneurs et les miliciens.
François voit venir à lui le chef, muni d’un brassard. Il est très soupçonneux.
– Que faites-vous ici ? avez-vous une autorisation ?
– Oui, j’ai l’autorisation de Maître Areski.
– Ah bon, de Maître Areski ?
– Oui, c’est cela.
– Euh ... bon, mais ne restez pas par ici.

François se demande à qui appartient la villa. Plus loin, un inconnu lui souffle :
C’est la villa de Ferhat Abbas !
 

Tiens, tiens !
 

Au coucher du soleil, François suit une foule se dirigeant vers un terrain vague en bordure de la ville. Il y a déjà là un attroupement immense, assis en rond autour d’un grand feu. Des voisins lui expliquent :
– Il y a là-bas des officiers de l’ALN, vous pouvez aller les voir, ils seront très contents de vous accueillir.
 

François n’en revient pas, il marmonne quelque excuse, du genre «il se fait tard, il faut que je rentre à la caserne». En fait, et en dépit du caractère croustillant de l’invitation, il redoute que des photographes ne se fassent une joie de le prendre en photo en compagnie des dits officiers de l’ALN. Il voit la tête de la hiérarchie le convoquant pour «désertion, intelligence avec l’ennemi, etc...». C’est quand même maintenant beaucoup moins grave que d’être soupçonné de faire partie de l’OAS, mais c’en serait fini de l’école buissonnière. Le soleil se couche dans la poussière de la chaude journée. Beaux souvenirs en perspective.

Le lendemain, c’est vraiment et officiellement la fête de l’Indépendance. Par souci de ne pas froisser ni de provoquer la la population, autant que de ne pas engager la responsabilité de l’armée française, François s’habille désormais en civil. Toujours pas de problème pour sortir de la caserne. Ses poches chargées de films vierges, il se  dirige vers l’avenue principale où déambulent une myriade de défilés, dans tous les sens, de toutes importances, de tous âges. 


Tantôt ce sont des jeunes garçon au pas en rang par deux, en tenue sportive, tantôt les enfants des écoles derrière le drapeau algérien, tantôt un groupe de femmes voilées en formation compacte. Le spectacle est fascinant tellement il est bon enfant et spontané. De sa gauche, il voit rouler au pas deux immenses camions grillagés, empruntés à une exploitation agricole, et remplis de femmes et d’enfants du bled,  avec leurs habits du vendredi, cela ressemble à de grandes volières silencieuses et bariolées. Ils cèdent la place à une deux-chevaux d’où sortent à mi-buste des jeunes filles de bonne famille, blouse blanche et jupe verte tapant sans cesse sur les portières : ti ti ti taa taa !, ti ti ti taa taa ! ... Djezair Yahya ! Djezair Yahya !  (vive l’Algérie) 

Pendant des heures, ils vont défiler dans tous les sens, de gauche à droite et de droite à gauche, on revoit les mêmes une fois, deux fois, trois fois, cent fois. Il y a quand même une bonne haie de spectateurs enturbannés. Ils se rendent compte que François a du mal à filmer et s’écartent pour lui laisser la place. En levant la tête, il voit un européen en train de filmer lui aussi, du balcon de l’étage de l’unique hôtel encore ouvert, naufragé sur son rocher dans cette mer humaine, prudent, mais pas téméraire. 

Encore des voitures qui klaxonnent ti ti ti taa taa, des enfants des écoles, des clubs sportifs etc... Mais aussi un défilé plus émouvant dans ce mouvement brownien : une femme voilée de noir, toute seule, brandissant son drapeau algérien à bout de bras, arpente l’avenue à grandes enjambées décidées, insensible aux trajectoires des acteurs de la journée. Et pas de service d’ordre, pas d’hommes armés. Ah si, un quand même, énigmatique, assis en tailleur sur le toit d’une voiture, treillis camouflé et béret bleu, mitraillette sur les cuisses. Il semble véritablement incongru dans la liesse générale ...