ÉPILOGUE

Modification 1 : 10 juillet 2016

Ce qui suit est un extrait de l'épilogue du livre "Quand le merle sifflera" : Jean Kersco interviewe François Delorme (qui est le personnage principal fictif du "roman historique") 

J.K. - Revenons au passé. Avez-vous pensé au fait que votre doctrine personnelle était mauvaise ?

F.D. - Particulièrement pendant les deux premiers mois. En fait, pour vous expliquer, la guerre classique est à la boxe ce que la contre-guérilla est aux échecs. Dans cette discipline, il faut calculer plusieurs coups à l'avance les intentions probables de l'adversaire, et les siennes propres. C'est fatiguant mentalement, surtout quand on risque sa peau. Et en plus il faut y ajouter un peu de magie en faisant croire qu'on ne joue pas aux échecs, mais que tout cela est naturel et spontané. Dans votre livre, vous avez traduit cela en chapitres par "spécialité" cumulant les anecdotes apparemment anodines. En fait, tout était calculé, testé et mené de front en permanence, sans filet. La population a pigé très vite. En revanche pensez-vous que lorsque, seul dans toute l'Algérie, j'ai décidé de faire travailler mon chantier malgré les avis contraires du FLN et du gouvernement réunis, un officier supérieur ou un préfet est venu me demander "Comment avez-vous fait ?" Que non. Tout au plus j'ai senti monter une sourde jalousie qui s'est accentuée au fil des mois. Et pourtant, c'est alors que c'était gagné. Il ne restait plus qu'à consolider et à prendre provisoirement la place du FLN et de la France en attendant de passer la main à l'entité issue des négociations en cours quelqu' en soit le résultat. En 1961, c'était la seule attitude convenable pour être cohérent avec ce qui se passait à haut niveau politique.

J.K. - Et si les choses s'étaient passées autrement ?

F.D. - J'aurais été amené à improviser autrement. J'aurais peut-être échoué et vous n'auriez pas écrit ce livre.

J.K. - Et si vous aviez eu un attentat ?

F.D. - C'était ma hantise au début. J'ai spéculé sur le fait que les gens d'en face préféreraient avoir affaire à quelqu'un comme moi plutôt que de risquer une répression consécutive à mon décès.

J.K. - Et si vous aviez été amené à interroger un suspect suite à un attentat à la bombe ?

F.D. - Je vous vois venir : la torture, n'est-ce pas ? Pour moi, c'était NIET. Autant par calcul que par humanisme. D'où l'intérêt absolu d'avoir en main la population avec plusieurs "coups" d'avance. Et de connaître les habitudes des "fells" de façon à être en mesure de répliquer par une action "chirurgicale", si nécessaire, l'important étant de savoir où est l'ennemi et décider quoi faire ensuite. (Source Sun Tsu - Art de la guerre - vers 500 avant J.-C.) 

Et de ne pas avoir de supérieurs hiérarchiques qui me donnent de ordre inexécutables ; dans les Affaires Algériennes, j'étais tranquille : ils étaient dans leurs bureaux et me fichaient la paix.

J.K. - Vous avez quand même eu de la chance.

F.D. - Tout à fait, de la baraka, comme vous l'avez expliqué. Sans chance, on a du mal à s'en sortir, mais sans un énorme travail, on a du mal à avoir de la chance. Quand je pense à tous ces jeunes non préparés qu'on a jetés dans la bagarre ...

J.K. - Revenons, si vous le voulez bien, à la fin du livre, le comportement de "on" vis-à-vis des harkis.

C'est le début d'un chapitre particulièrement troublant. Dans cette affaire, on a fait quoi ? Le livre montre à quelle extrémité j'ai été réduit pour éviter de me sentir complice. Un ami pied-noir m’a écrit la lettre suivante :
«... Mais j’ai surtout besoin d’évoquer un souvenir : celui de la visite que me fit un jeune lieutenant SAS revenant du sud et accompagné de ses hommes. En pleurant (oui, j’affirme qu’il pleurait) il me dit qu’il avait reçu l’ordre de crever les pneus des voitures de ses harkis et de leurs familles et qu’il avait obéi !! ..
Connard ! Pourquoi as-tu obéi ? Tu n’avais qu’à lui dire merde, lui demander son matricule et le menacer d’un procès pour non-assistance à personne en danger de mort. Il t’aurait mis aux arrêts, ce qui dans cette période, eut été un titre de gloire. Dans l'état de déliquescence du moral de l'armée à cette époque, mettre aux arrêts, quelle rigolade !

Mat ! ma'z on kazet kuit, ne ran forzh !

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J.K. - Le mot de la fin ?

F.D. - En vue de la prochaine guerre néo-coloniale, qui pourrait devenir inéluctable si l'oumma des islamistes s'imaginait que les différents pays d'Europe sont mûrs pour le djihad, il est pour Monsieur Ben Laden et ses amis algériens : c'est un texte écrit par un des sept moines de Tibhirine, assassiné, la nuit du 26 au 27 mars 1996.
"Depuis qu'un jour il m'a demandé tout à fait à l'improviste de lui apprendre à prier, Mohamed a pris l'habitude de venir s'entretenir avec moi, c'est un voisin.

Un jour, il trouva la bonne formule pour solliciter un rendez-vous :
- Il y a longtemps que nous n'avons pas creusé notre puits !

Une fois, par plaisanterie, je lui posai la question :
- Au fond de notre puits, qu'est ce que nous allons trouver, de l'eau musulmane ou de l'eau chrétienne ?
Il m'a regardé, mi-rieur, mi-chagrin :
- Tout de même, il y a si longtemps que nous marchons ensemble, et tu poses encore cette question ! ... Tu sais, au fond de ce puits-là, ce qu'on trouve ... c'est de l'eau de Dieu !"