PREMIERS CONTACTS

Création le 29 septembre 2016

Où notre personnage dévoile un pan des coutumes de l’armée française en matière de mobilisation et de maniement des armes à feu. Il découvre aussi la clé de cette affaire d’Algérie qui a fait mouiller la chemise et fumer le cerveau de tant de monde.


Marseille. La nuit est tombée depuis longtemps, une nuit de printemps qui se voudrait plutôt tiède et adoucie par la pleine lune. François s’adresse à la sentinelle qui s’ennuie ferme dans la guérite de la caserne. L’homme de garde reprend rapidement l’allure militaire.

Sous-Lieutenant Delorme. Je dois partir demain pour l’Algérie.
 

L’Adjudant a été prévenu par le poste de garde. À la vue des barrettes qui luisent sur les épaules de François, il lui donne du « mon Lieutenant » grand comme ça, ce qui fait bien plaisir la première fois qu’on en est le destinataire. Ensuite on s’y habitue, en toute simplicité.

– Escalier C, 2ème étage, chambrée 28, mon Lieutenant.


La piaule, le plumard, dodo, plus rien, les yeux à peine ouverts, le « jus », et tôt au petit matin, dans la cour de la caserne, le camion embarque. C’est toujours Marseille, mais de jour et à travers l’arrondi de la bâche : les rues, le port, les quais, et enfin le bateau.


L’embarquement est lent. De la troupe, encore de la troupe. À la troupe : les ponts inférieurs. Aux officiers : les ponts supérieurs. Et puis, un certain temps se passe. Attendrait-on le capitaine, le pilote, ou des passagers supplémentaires ? Chacun choisit son coin et s’installe au mieux pour la durée de la traversée.


Le bateau se décolle du quai, hésite et frémit longuement vers la haute mer, tandis que Notre Dame de la Garde s’éloigne en restant de marbre. Ce n’est qu’un au revoir, mais pour quelques-uns, ce sera un adieu. D’autres malchanceux y laisseront un bras, une jambe, leur santé physique ou mentale.
On sort de son paquetage un jeu de carte, un jeu d’échec, on cause à plusieurs, les nouveaux et les anciens en retour de permission ; on bouquine ou de temps en temps on fait une promenade sur l’un des ponts. 


Gling gling : premier service. Malheureusement depuis plus d’une heure, le mauvais temps agite le bateau et l’estomac de la plupart des passagers qui aspirent vers l’air du large, pour le plus grand plaisir de ceux qui ont le pied marin et s’offrent à satiété les bons plats à peine entamés. Dans la nuit, le navire est détourné vers les Baléares pour cause de mauvais temps.


François a toujours dans la tête ces paroles d’Hassan, en 1959 : « De Gaulle a perdu ». Ce n’était pas « La France a perdu » mais bien « De Gaulle a perdu ». Si Hassan avait pu avoir cette lucidité en 1959, tous les musulmans d’Algérie pouvaient aussi la partager, alors et plus encore maintenant que l’unité de l’armée était fêlée par la tentative de putsch.

François avait connu Hassan à l’occasion d’un stage
« Armée-Jeunesse » en été 1959. Le Gouvernement Général organisait des stages pour les étudiants, afin qu’ils puissent avoir leur propre expérience de l’action de la France en
Algérie. Lassé des communiqués de victoire à répétition, ému par les scènes de fraternisation de mai 58, déçu par l’absence de hardiesse de la politique algérienne de la France, François s’était inscrit pour le stage, pour pouvoir se faire sa propre opinion.


Il avait été affecté à un bureau d’études de l’Administration à Alger. Au bout de huit jours, il en avait eu assez et avait demandé à aller dans le bled. Effarement des fonctionnaires  pieds-noirs :
« Mais vous savez, c’est dangereux, là-bas ! ». François avait insisté, avait pris rendez-vous avec un haut fonctionnaire de ses connaissances. Il en avait profité pour faire un tour d’horizon de la situation en Algérie avec un interlocuteur très optimiste, avant d’en arriver à la question-clé : « et vous-même, quelles sont vos relations avec les Algériens ?" et d’entendre avec effarement la réponse à la fois sérieuse et naïve « Mais j’ai de très bonnes relations avec ma femme de ménage ! ». Décidément, si tous les pieds-noirs étaient comme lui, cela promettait.


Enfin, l’objectif était atteint : le lendemain, il partait pour le bled. Bombardé surveillant de travaux sur un chantier de piste en plein massif au sud de l’Arba, il était bien tombé : gens sympathiques, peu de risques « professionnels » puisque le chantier était gardé par une section d’infanterie. Au bout de quelques jours, cependant, les apparences s’étaient dissipées. Il y avait eu cette affaire de la réquisition des ouvriers musulmans par les militaires qui étaient venus en camion les ramasser sur le chantier. Motif : assister à l’exécution de quelques fellaghas. Cette « action psychologique » pour l’exemple avait fâcheusement impressionné François. Un tel manque de tact avait été certainement ressenti plus violemment encore par les ouvriers qui ne pipaient mot.



Pis encore : à l’ouverture de la piste, les topographes avaient débroussaillé un vieux cimetière musulman abandonné. Au prix de quelques nouveaux francs de plus, il était possible de dévier la piste à droite ou à gauche pour éviter de dévaster le cimetière. François avait proposé cette solution à l’ingénieur TPE. Celui-ci avait envoyé son conducteur de travaux, Hassan, faire en commun avec François un avant-métré sommaire du terrassement supplémentaire, qui effectivement n’était pas excessif. Mais le chef de chantier de l’entreprise qui terrassait la piste avait pris la chose à la rigolade et l’ingénieur TPE n’avait pas osé lui donner l’ordre de service d’épargner le cimetière. En conséquence, les bulldozers avaient défoncé les tombes. François avait refusé d’aller surveiller les travaux, et il avait eu le déplaisir de voir revenir, le soir, une patrouille de petits soldats du contingent, hilares, avec des crânes au bout du fusil, sous l’œil avachi d’un sous-lieutenant, du contingent également, affalé de chaleur sous la tente. Ce comportement gratuit et de très mauvais goût méritait d’être sévèrement sanctionné.

François avait raconté la chose à l’ingénieur TPE, un peu gêné, qui lui avait proposé en compensation de faire un tour de sa circonscription, avec Hassan pour guide.
 

Hassan n’était pas du tout le type de l’Algérien béni-oui-oui, révolté-complexé, ou demeuré. C’était quelqu’un de normal, pondéré, intelligent. Au cours de la randonnée, François lui avait posé la question cruciale : « Maintenant, quelle est la vérité sur cette affaire d’Algérie ? » Hassan lui avait répondu immédiatement : « De Gaulle a perdu ».
François, étonné, avait insisté : « C’est-à-dire ? » Et Hassan : « De Gaulle a perdu la guerre. Il avait jusqu’à la fin de 1958 pour convaincre les musulmans qu’il y avait quelque chose de changé. Or rien n’a changé : l’armée continue ses pratiques de brutalité, de mépris, d’injustice. Pas tous, mais suffisamment pour encourager les gens à passer à la rébellion. Quant aux pieds-noirs, ils s’imaginent toujours conserver le pouvoir pour eux tout seuls, avec quelques musulmans montés en épingle pour donner le change. Dans ces conditions, les choses ne pourront que s’aggraver. Et de Gaulle n’a pas su imposer un arbitrage impartial. Il n’a plus la confiance des musulmans »

  François n’avait pas cherché à argumenter : il avait demandé l’avis d’Hassan. Celui-ci le lui avait donné sans réticence, et en plus cet avis atypique valait son pesant d’or. Ils avaient continué leur route en silence, et apercevant une petite crique, ils étaient allés se baigner. Puis lors d’un arrêt-buffet au bistro musulman du coin, étourdiment, François avait commandé un sandwich au jambon. Au bout de dix minutes, réalisant son erreur, il avait dit à Hassan que ce n’était pas cela qu’il avait voulu commander, mais Hassan avait répondu en souriant qu’il n’y avait pas de problème.

Effectivement, un quart d’heure plus tard, le sandwich était sur le comptoir. François songeait à la course de vitesse qu’avait dû faire le porteur de sandwich pour aller à la charcuterie pied-noir, commander la tranche de jambon, sous l’œil goguenard du tenancier, et revenir aussi sec comme si de rien n’était, apporter l’ensemble au compagnon d’Hassan. Curieux, tout de même. Hassan avait beau être connu en tant que conducteur de travaux de l’administration, tout s’était trop bien passé. Aucune protestation dans le ton de la conversation en arabe à laquelle François n’y comprenait rien… Pris d’une soudaine illumination (satori en japonais), François aurait bien juré qu’Hassan faisait partie des cadres du FLN.

Le lendemain, tous les stagiaires étaient rassemblés pour une visite des travaux du barrage d’Erraguene, visite très sympathique et bien arrosée, avec un bémol au retour : vision à la traversée d’un petit village d’une trentaine d’hommes alignés par terre sur trois rangs d’oignons, le front contre le sol. « Il vient d’avoir lieu un attentat et nous avons rassemblé les mâles pour l’interrogatoire. » expliqua le sergent qui avait fait signe au car de ralentir. François, songeant à l’humiliation de ces « mâles », coupables et innocents mêlés, repensait aux paroles d’Hassan.


L’arrivée au chantier fut effervescente : il venait d’être attaqué de nuit. Rien de très sérieux, mais quelle coïncidence : l’attaque avait eu lieu exactement en l’absence de François. Trois mois plus tard le chef de chantier de l’entreprise était tué dans une embuscade tendue spécialement à son attention. François a toujours eu des doutes sur le vrai rôle d’Hassan.

1961 - Le pustch vient d'avorter. La tempête semble se calmer. Le navire cesse de bouger. Il faut dormir. A partir de demain, François ne sera plus spectateur, mais acteur dans une pièce qui tourne à l’imprévu à cause des retombées du putsch. Il est en tout cas satisfait de débarquer « après le putsh » plutôt qu’avant, cela lui évite d’avoir à se trouver dans une situation embarrassante.


Au petit jour, la ligne d’horizon prend de la consistance. Terre ! La côte algérienne a ses vapeurs et à mesure que le soleil chauffe le crâne et éblouit les yeux, Oran sort de la brume, se colore, se précise, grandit, s’anime.

Oran 2016

Whoooot. On affecte au bateau un pilote et une place à quai. Débarquement, déchargement, embarquement dans les camions.

Toujours les mêmes GMC bâchés, on ne voit rien, et on est à l’ombre, déjà moite et bientôt chaude, un temps fort en tape-cul, qui se termine par un arrêt crissant sur les cailloux d’un camp pimpant : l’école de contre-guerilla d’Arzew.
Voyons ce camp : des baraques préfabriquées de bon aloi, des allées en petits cailloux blancs, des rangées de tout
jeunes eucalyptus qui donneront une ombre généreuse dans  quelques années. Tout est neuf et pimpant. Le discours de bienvenue est à l’avenant.


Nous sommes le 28 avril 1961. La première liaison maritime après le putsch vient d’avoir lieu, la routine reprend. Tout va bien, les cours débuteront demain matin. Pour aujourd’hui, c’est quartier libre.